17.4.05

L'Annonciade

Que l’art et l’amour offrent des frissons jumeaux, je l’ai compris un jour de septembre, dans le musée de l’Annonciade, à St Tropez.

Je voyageais seule, profitant d’une belle arrière-saison pour découvrir la côte méditerranéenne sans être trop gênée par les touristes, et flâner à mon rythme. Fin septembre, il reste surtout des étrangers, dont les étudiants avec qui je partageais parfois mes repas dans les auberges de jeunesse où je logeais chaque soir. Celle de St Tropez est en réalité à La-Garde-Freinet, en lisière de forêt, dans une gendarmerie désaffectée et plutôt déglinguée : carreaux cassés, chauffe-eau ruiné, dortoirs aux sommiers défoncés et aux peintures salies. Je pensais donc ne pas m’attarder en ces lieux, étant par ailleurs assez peu friande du genre de tourisme surfait dont est fait St Tropez. Cependant, dès le premier soir, alors que tout le monde était rentré et s’activait dans la grande cuisine, je trouvai immédiatement l’ambiance chaleureuse. On se faisait goûter les plats, on riait en plusieurs langues, il y avait je m’en souviens trois italiens qui riaient fort et firent des pâtes pour dix. Il y avait les deux « aubergistes », du même âge que nous, dont un étudiant des Beaux-Arts. C’était peut-être lui qui avait choisi de mettre à fond « Tubular Bells », et qui m’a rendu fan de Mike Oldfield. Il fut difficile d’aller se coucher.

Le lendemain, je visitai le village si fameux. Balade désabusée le long du port de plaisance où les yachts rivalisent de taille et de chromes rutilants, regard ironique sur les quelques touristes attablés à la terrasse de Sennequier : l’étalage du fric suscite mon mépris plus que mon envie. Mais le cœur du village a son charme, et les plages seraient bien belles si elles étaient moins encombrées. Je fis cependant une station rituelle à Pampelonne : en fin d’après-midi, on pouvait s’y poser en paix. Il faisait un peu frais pour la baignade. J’en profitai pour continuer la lecture que j’avais choisie pour accompagner ces vacances solitaires. Proust exige de longues heures de patience, et si l’on n’en prend pas sa ration quotidienne, de préférence un peu copieuse, on manque l’essentiel : se plonger dans l’univers de l’écrivain, ralentir pour se calquer sur son rythme, s’imprégner des paysages de la nature et de l’âme, en longues descriptions et introspections. Dans Proust, il n’y a pas d’action… ou si peu.

C’était mardi, et le musée que je voulais visiter était fermé. Je me régalais par avance de ce petit joyau découvert presque par hasard entre les pages de mon guide, et qui avait motivé mon détour par St Tropez : fauves, nabis, pointillistes, les peintres que je préfère, ou peut-être que j’ai appris à préférer depuis cette visite, habillent les murs d’une ancienne chapelle, l’Annonciade. J’en parlai le soir même avec l’étudiant des Beaux-Arts, qui sculptait assidûment depuis la veille le même morceau de bois, sans que j’arrive à discerner ce qu’il voulait en faire. Le garçon était peu bavard, mais avait de beaux yeux, dont les sourcils se soulevèrent à l’évocation du musée. Je fus surprise, compte tenu de ses études, qu’il ne l’ait pas encore visité, alors qu’il était là depuis plus de trois mois. Mais il est vrai que, de l’auberge, il fallait une voiture pour s’y rendre, et qu’il n’en avait pas. Je lui proposai donc de m’accompagner, et il accepta : il y avait moins de passage à l’auberge, il pouvait laisser l’autre aubergiste seul durant une partie de la journée.

Après une seconde nuit dans le dortoir aux vitres brisées et une douche froide, nous voilà donc partis pour l’Annonciade. J’aime tout de suite la simplicité du décor intérieur, humble et blanc, et les échappées sur la mer depuis les fenêtres en ogive, dont les vitraux ont été remplacés par du verre blanc, offrant aux œuvres exposées une belle lumière naturelle. Je commence ma visite sans m’occuper de Gilles. Le garçon est assez taciturne, et nous ne nous connaissons pour ainsi dire pas. Je procède donc comme à mon habitude : je fais un premier tour relativement rapide, pour avoir une vue d’ensemble, et identifier les œuvres qui m’accrochent l’œil, sur lesquelles je m’attarde plus longuement ensuite. Nous avons tout notre temps : en période estivale, le musée est ouvert jusqu’à vingt-trois heures.
Spontanément, je m’approche d’abord des statues de Maillol, hommage aux rondeurs du corps féminin. Maillol aime les femmes, les magnifie, les glorifie. Maillol m’aime, et j’aime Maillol pour cette image harmonieuse qu’il me renvoie de ma féminité, pour cette invitation à la caresse, de l’œil et de la main, pour cette promesse de volupté qu’il offre à toute femme. Je frissonne dans la chaleur de l’été, et me promets d’aller revoir à Paris celles du Musée d’Orsay, chaque fois que j’aurai besoin d’être consolée.
En attendant, les larmes me montent bel et bien aux yeux devant le « Port de Marseille dans la brume » de Marquet. Je ne connaissais pas ce peintre, mais je suis subjuguée par la lumière de son brouillard, par la désarmante simplicité du trait, et l’absolue maîtrise des reflets dans l’eau pâle, à peine rayée par un petit bateau qui passe, minuscule et isolé au milieu du bassin. Il y a là tout à la fois de la nostalgie, de la solitude, et l’espoir insensé de voir le soleil percer la brume. Sans rien dire, Gilles s’est approché du tableau, qui semble aussi le captiver. Un peu confuse d’exposer mes émotions aussi crûment, je m’éclipse, pour retrouver une image féminine dans le tableau de Bonnard, « Nu devant la cheminée ». La femme y est moins voluptueuse que chez Maillol, un peu raide, comme si le regard du peintre sur sa nudité la gênait. Mais j’aime la douceur de la palette bleue, judicieusement réchauffée de rose, qui confère à ce tableau une infinie tendresse. Oui, moins de sensualité, mais sûrement autant d’amour, dont le romantisme et la retenue délicate me touchent.
Je retrouve Gilles devant Derain. « Effets de soleil sur l’eau » fait flamboyer les couleurs et me chavire le cœur. J’aime particulièrement les peintres pointillistes, et ne me lasse pas de regarder à différentes distances, pour le plaisir de voir le motif se modifier imperceptiblement. Gilles s’avance en même temps que moi, esquisse un geste, qu’il réprime aussitôt, rangeant sa main dans la poche de son jean : lui aussi a envie de toucher cette belle matière, comme si la pulpe des doigts pouvait nous révéler le secret de ces merveilleux effets. Ce bleu dense, ce rouge vif, me remplissent d’allégresse, je me sens secrètement complice du geste du garçon, et je souris. Gilles tourne la tête et me sourit aussi. « C’est vraiment très beau. Merci de m’avoir emmené ici… » Oui, la peinture est un bonheur, et c’est la première fois que j’ai la sensation de le partager. Troublée, je ne dis rien. J’esquisse à peine un haussement d’épaule en pointant le menton vers la toile, pour dire que ce n’est rien, que j’ai juste offert une place dans ma voiture, mais que le vrai transport, c’est le peintre qui nous l’offre. Je danse d’un pied sur l’autre. J’ai du mal à détacher mon regard de cette toile, en même temps je me sens presque indécente d’être aussi émue sous les yeux de ce garçon que je ne connais pas. C’est pourtant sans importance, je pars demain, et ne le reverrai probablement jamais… Ou plutôt si, c’est peut-être cette certitude que ce moment est bref, trop bref, qui me pince le cœur. Je lui jette un œil à la dérobée : il s’est à nouveau abîmé dans sa contemplation, et je ne compte plus. Je suis à la fois soulagée et déçue…
« L’Orage à St Tropez » de Signac est d’une facture très proche. Mêmes couleurs saturées que chez Derain, même traitement du point, assez gros, évoquant la violence du vent qui tourmente les nuages et la mer, en contradiction avec leur bleu limpide qui n’est pas celui de l’orage. J’aime ce décalage, qui donne du mystère à la toile. On se demande comment la voile gonflée du petit bateau de plaisance peut résister… On est rasséréné par le rose chaleureux des façades bâties au bord de l’eau. Tout n’est que sentiments contradictoires… et c’est exactement mon état d’esprit du moment. Est-ce le peintre, ou l’étudiant ? Pour l’instant, Gilles a disparu de ma vue.
Il revient derrière moi pendant que je contemple les « Pins parasols aux Canoubiers », eux aussi pleins d’énigme. Le mauve qui voile l’ensemble de la toile et la tache orangée qui éclaire le ciel en arrière-plan suggèrent bien la fin d’une journée, empreinte de douceur et de langueur, d’un léger regret pour ce jour écoulé, mais peut-être aussi du soulagement de voir enfin tomber un peu la chaleur. J’ai la tête un peu penchée de côté, et ma main sur ma bouche traduit tout à la fois ma concentration et mon désarroi. Je sursaute en entendant les pas du garçon, et laisse brusquement retomber cette main trop explicite. Il s’est approché très près de moi, et ma main heurte sa cuisse. Je veux la retirer, comme si je m’étais brûlée, mais la sienne me retient, et très doucement caresse le bout de mes doigts. Je m’échappe néanmoins, à pas précipités, cherchant sur les murs une image propre à calmer mes sens agités. Dufy tombe à point nommé. Certes le ciel est un peu sombre et brouillé au bout de la « Jetée de Honfleur », mais ses promeneurs endimanchés sont paisibles. Nulle arrière-pensée dans cette toile là, juste une scène de la vie ordinaire, et un bateau qui passe lentement le long de la jetée. Je dois absolument me calmer. Je ne sais pas ce qui m’arrive, les raisons exactes de ce cœur affolé m’échappent, et je fronce les sourcils. En tournant la tête, j’aperçois la Nymphe de Maillol devant sa fenêtre, et la mer plus loin derrière elle. Je laisse mon regard se perdre sur la ligne d’horizon, sous le sein de la belle statue, et je reprends mon souffle.
Je veux encore aller voir Seurat, dont les points légers sur le « Chenal de Gravelines » veloutent la toile. Les couleurs sont douces et subtiles, comme un pastel, bien fondues entre-elles, et j’aime cette extrême douceur : c’est bien là ce qu’il me faut pour achever dans la sérénité cette bouleversante visite. Une caresse tendre, la lumière estompée, tamisée par le semis pointillé. J’ai envie de voguer sur cette eau calme, de me perdre dans cet horizon bleuté, de prendre lentement le large, de sentir ma poitrine se dilater sous les embruns. Gilles est à côté de moi, et vogue sur la même eau, respire au même rythme, bat des cils au même instant que moi. Il voit et sent la même chose que moi, les mêmes couleurs le bouleversent, les mêmes courbes douces l’apaisent…

Nous quittons le musée sans rien dire, remplis de ce que nous venons de contempler, émus et ravis, et descendons tranquillement vers le vieux port, dont nous empruntons les quais vers la Tour du Portalet. Derrière un mur épais qui semble un rempart, on entend bruisser les vagues, et une petite porte nous livre bientôt un passage vers un renfort de rocher léché par l’eau salée d’une petite baie. Gilles est un peu devant moi, campé sur un rocher, bras ballants, regard perdu dans le lointain. Je reconnais le petit pincement que je sens dans ma poitrine. Maintenant, c’est moi qui veux lui prendre la main, mais j’hésite longtemps, trop longtemps : il se retourne, regarde sa montre, et jette : « Il se fait tard, il faut que je rentre à l’auberge, j’ai promis à Vincent d’être rentré avant l’arrivée des pensionnaires. Tu peux me ramener ? » Il y a un peu de tristesse dans la lumière verte de ses yeux. Je pars demain, et je sais que plus rien n’est possible, j’ai laissé passer l’heure. Mais je sais que pendant une après-midi, nous avons été bercés des mêmes émotions, brûlés du même feu. En regardant ces yeux, j’ai le même frisson que devant les tableaux tout à l’heure, le même creux au fond du ventre, le même picotement le long de l’échine. C’est d’émoi artistique que avons communié dans cette église de l’Annonciade, et c’est comme si nous avions été amants. En cet instant je regrette de ne pas consommer la communion des corps, mais au fond de moi je sais que ce frisson là est peut-être plus fort, que cette journée là est pour jamais gravée dans ma mémoire, comme les plus brûlantes des nuits que j’ai connues depuis…



Ma visite virtuelle du Musée de L'Annonciade

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