30.4.04

L'homme sans imperméable

Je sais qu’il était tard parce-que c’était l’été et qu’il faisait nuit.

Je travaillais à l’époque dans un entresol en face du Jardin Royal, dont les senteurs végétales exaltées par la chaleur estivale venaient me chatouiller les narines par le soupirail ouvert en grand. Par ce soupirail, je voyais passer, toute la journée, les jambes des passants, les roues des poussettes, des vélos, des trottinettes. Parfois, un enfant, dont la petite taille mettait la fenêtre à portée d’œil, se penchait un peu pour voir qui se cachait derrière les barreaux métalliques, et me disait bonjour. Je répondais toujours, avec un sourire et un petit signe de la main, amusée de n’échanger qu’avec des enfants, parce-que leurs parents ne soupçonnaient même pas ma présence en passant devant mon bureau à demi enterré...

Mais ce jour là, l’heure des enfants était depuis longtemps dépassée, et ils devaient dormir sagement dans leurs petits lits. Et moi je travaillais sans relâche, sans un regard pour la fenêtre dont je savais le théâtre vide de personnages à cette heure avancée. Soudain, je fus dérangée par un « Pssst » sonore qui me fit sursauter. Je levai brusquement la tête... et laissai échapper un cri. Ce n’était pas un enfant qui me faisait signe à travers les barreaux... mais une verge turgescente animée par une main anonyme, un sexe sans visage qui se masturbait sans vergogne devant ma fenêtre. Je hurlai, l’insultai, le menaçai d’appeler la police, éteignis toutes les lumières, courus baisser les stores des autres fenêtres, n’osant toucher celle-là. Une panique insensée me submergeait, une peur irraisonnée, car après tout cet homme ne pouvait, et ne voulait sans doute, rien me faire, il voulait seulement densifier son plaisir en le mettant sous les yeux d’une femme, dont l’effroi peut-être l’excitait encore davantage... Toujours est-il que mes menaces durent l’impressionner quelque peu, car il déserta la fenêtre, et me laissa le temps de calmer mes esprits chamboulés... Je comprenais lentement que cette panique venait de l’intérieur de moi, de mes propres tabous, d’une honte secrète que m’inspiraient les émois de la chair, particulièrement lorsqu’ils étaient déconnectés de toute relation sentimentale. Je ne savais pas alors, je ne savais pas encore, que cette image pour l’heure effrayante en réalité hantait le fond de ma conscience, depuis longtemps, et finirait un jour par exciter mon imagination... Plus tard, bien plus tard, je dus me rendre à l’évidence : je voulais en savoir davantage sur ce mystère du plaisir masculin, le regarder en face, et apprendre moi aussi à le dispenser en virtuose...

Ah, si j’avais su cela à l’époque... j’imagine que ma réaction aurait été tout à fait différente... J’aurais pu rire, de ce rire sonore qui signe ma présence partout où je passe, et qui dévoile une sensualité plus dense que ne le laissent paraître mes abords extérieurs... J’aurais pu ne rien dire, et seulement regarder, les yeux écarquillés, cette chair inconnue s’agiter en tous sens, et pour finir souiller mon bureau, en contrebas des barreaux... J’aurais pu enfin participer. Oh, de la voix, de la voix seulement, car bien sûr il n’est pas question que je touche un corps dont je ne connais pas le visage. Mais de la voix, de cette voix un peu rauque et voilée par le tabac, qui baisse de deux tons dans les moments intimes, j’aurais pu faire beaucoup. D’abord lui demander de prendre son temps, de bien décomposer chaque mouvement, que je n’en perde rien, que l’anatomie triomphante me dévoile toutes ses facettes, sous la lumière crue de ma lampe de bureau, que j’aurais orientée pour qu’elle écalre ce spectacle insolite. Peut-être lui réclamer, s’il en était capable, de décrire de la voix ce que sa main faisait, et ce qu’il ressentait. Me parler des images qui défilaient devant ses yeux renversés et que je ne voyais pas, de la musique qui donnait le tempo à sa main... Qu’il nomme une à une chaque partie de ce sexe qu’il maniait avec tant de vigueur, avec tous les mots qu’il connaissait pour en parler, médicaux, familiers, salaces, et pourquoi pas, poétiques... Peut-on être à la fois poète et exhibitionniste ?

A quoi pense un homme qui se branle ? A des images féminines sans doute... Peut-être à ce top-model inaccessible qui fait la une des magazines et qui flamboie dans la lumière de l’abribus en face de ma fenêtre, et qu’il rêve de dépouiller de ce vêtement qui moule une anatomie trop parfaite. A cette bouche souriante, impeccablement maquillée, dont le rouge à lèvres agressif pourrait si joliment dessiner sur sa queue des motifs désordonnés, baver de toute part et pour finir le faire baver lui-même, dans un râle extasié. A la petite pimbêche qui le snobe tous les jours derrière la caisse de la boulangerie lorsqu’il vient acheter son pain. Il pourrait, de sa main libre, soulever l’immaculée blouse blanche, écarter la culotte, et fouiller la toison humide, peut-être aussi flamboyante que la chevelure qui danse sur ses épaules quand elle se retourne pour attraper la baguette sur l’étagère. Ah, ce cul rebondi qui tressaille sous l’étoffe, il aimerait aussi le pétrir, comme le boulanger pétrit la pâte de cette baguette croustillante qui fera le bonheur de son petit déjeuner. A quoi ressemble-t-elle, la fille du boulanger, à l’heure du petit déjeuner, après une nuit d’amour ébouriffante ? Les belles boucles en bataille, la bouche gonflée encore de tous les baisers qu’elle a donnés et reçus, les beaux yeux alanguis et un peu cernés, et le décolleté toujours affriolant qui s’offre au regard par l’entrebâillement du peignoir quand elle repose sa tasse...

L’homme serre un peu plus fort la main sur son membre tendu à éclater. Je lui suggère alors des images d’eau calme, il ne faut pas se hâter, il a tout son temps pour déguster ce plaisir dans toute sa densité... Il est au bord d’une rivière dont le glouglou rafraîchit la brise nocturne, dans une forêt déserte dont les feuilles frémissent doucement. Qu’il laisse donc cet air frais lui rafraîchir les sens, calmer cette bite affolée qui court trop vite vers le jaillissement... Ou bien qu’il pense à son inspecteur des impôts, si vraiment il n’y a que ça pour refroidir un peu ses ardeurs... Il faut que j’aie le temps de suivre, de voir moi aussi la bouche arrondie du top-model, les fesses superbes de la jeune boulangère, sans rien perdre pour autant de ce qui se passe dans la main de cet homme, que je puisse saisir toutes les subtilités du mouvement, les cadences qui s’enchaînent sur des rythmes variés, réguliers ou syncopés, la pression qui s’imprime, plus forte en haut ou en bas ? Que j’imagine le glissement de soie du gland dans son fourreau, peut-être aussi délicieux que la langue du plus délicat des amants sur mon bouton de rose... Que je frissonne un peu, même si je ne fais rien, que voir, entendre, imaginer...

Mais il est insatiable... Le voilà qui cavale à toute allure, à la poursuite de cette inconnue qui vient de tourner le coin de la rue, et dont les jambes gainées d’une noire résille lui font tourner le sang. Il ne la connaît pas, n’a jamais vu son visage, juste ces jambes dont le mouvement cadencé fait danser la jupe légère autour de genoux ronds, ces jambes appétissantes juchées sur d’improbables talons avec lesquels il semble impossible de marcher. Mais elle vole presque au dessus du bitume, emportant avec elle les belles jambes sculptées dans le nylon noir qui scintille à la lumière des réverbères. Sans cesser de courir pour la rattraper, il imprime à sa main l’ample et léger mouvement de l’ourlet qui ondule sous l’impulsion des hanches, à chaque pas de la femme. Que faire ? Pour la saisir, ceinturer les belles jambes ou la taille si fine, et se donner une chance de terminer sa course sous la jupe légère, exactement entre les deux piliers d’albâtre revêtus de noir, il faudrait lâcher son arme dressée qui pourtant réclame davantage. De toute façon, la femme vient de s’arrêter devant une porte ouverte, et dans la lumière de l’appartement se découpe une silhouette masculine qui ouvre les bras à la belle inconnue. Elle ne sera pas à lui cette fois-ci... Mais ne te presse pas pour autant, imbécile, je suis sûre que tu peux encore convoquer une ou deux belles images, qui te feront défaillir tout à fait. Cherche bien. Est-ce que la bouche fraîche de cette jeune fille que tu aimas jadis, et dont la pudeur se serrait chastement contre toi lorsque tu essayais d’infiltrer tes doigts impatients dans l’échancrure de son chemisier blanc, ne pourrait pas t’offrir une belle fin ? Non ? Tu bandais fort pourtant contre son petit short à fleurs, tandis qu’elle faisait semblant de ne rien remarquer, et tu l’aurais volontiers culbutée dans le pré pour lui faire perdre sa virginité...

Alors il reste la voisine, que tu as surprise hier soir dans la lumière tamisée de sa chambre. Elle avait oublié de fermer les persiennes, et toi tu t’es bien régalé, au lieu de boucler les tiennes. Abandonnée au milieu des oreillers, dans un déshabillé de soie pourpre qui lui donnait le feu aux joues, elle se donnait du plaisir... Tu n’avais jamais remarqué, sous les manteaux d’hiver, sous les robes sévères, qu’elle avait d’aussi jolis seins, aux larges aréoles brunes, qui font relief dans la lumière de la lampe de chevet. Et surtout ça t’excite de voir les doigts aux ongles vernis d’un rouge flamboyant courir si vite sur la toison bouclée, s’enfoncer dans la chair, lui faisant cambrer les reins, arrondir la bouche, presser et relâcher ce lambeau de chair que d’ici tu ne peux discerner, mais que tu imagines aussi gonflé de sang que ta propre queue, qui réagit au quart de tour au vu d’un tel spectacle. Tu voudrais toi aussi plonger dans ce ventre tiède et ruisselant, entendre au creux de ton oreille les soupirs de la belle, la faire gémir plus fort. Alors tu n’en peux plus, tu accélères, tu y vas à deux mains, tu serres plus fort encore ce pauvre sexe maintenant tout violet et dont un instant j’ai pitié... mais pas longtemps, car ton cri a jailli, sauvage, il remplit la rue et mes oreilles, et la semence à son tour s’élève au dessus de ton bâton de joie, éclabousse mon bureau, poisse tes mains, et tu soupires...

Sauve-toi vite, maintenant, avant que les voisins alertés par ton cri n’appellent la police. Car moi, bien sûr, je ne le ferai pas... J’essuie tranquillement mon bureau, ferme la fenêtre, éteins l’ordinateur et la lumière. Tu ne le sais pas, mais mon coeur bat à tout rompre, et mon ventre s’impatiente : je vais donc de ce pas retrouver mon amant, et lui porter sans attendre cette science toute neuve, en espérant qu’elle me donnera le pouvoir de le faire jouir aussi fort que toi...

Toulouse - Mai 2002

Aucun commentaire:

Haut