3.1.05

Dark party

Je me demande bien pourquoi j’ai accepté de participer à cette soirée… C’est mon amie Pauline qui m’a convaincue qu’il fallait faire cette expérience. Elle-même a reçu son invitation par e-mail, qui lui permet de venir accompagnée de l’amie de son choix… et c’est moi qu’elle a choisie. « Ça te sortira de ta coquille », a-t-elle dit, « et dans le noir, personne ne verra que tu as un teint d’endive à force de camper devant ton ordinateur ! » Me voilà donc en route pour une « dark party », une soirée dans le noir, pour y faire des rencontres sans être influencé par l’apparence physique des protagonistes. J’ai quand même pris le temps de choisir mes vêtements, de me maquiller avec soin, et bien sûr de me parfumer, légèrement, mais de la pointe des orteils à la racine des cheveux. Et je frémis en me disant que tous les laids de la ville ont pu se donner rendez-vous là, certains de n’être pas démasqués, ou trop tard… Mais Pauline est déjà en bas de chez moi, elle sonne pour que je descende, vite, elle a laissé le moteur tourner. Et nous voilà parties vers un restaurant que je ne connais pas. L’entrée est balisée de minuscules lumignons, chemin de lumière qui nous guide jusqu’à la grande salle remplie d'obscurité et de quelques bruits de voix, où nous sommes d’autorité séparées et installées par des serveurs qui nous prennent par le bras, jusqu’à la chaise qu’ils repoussent doucement dans notre dos, une fois nos fesses posées.

« Bonsoir. Je m’appelle Gio. Et vous ? » Sur ma gauche, une belle voix grave vient de me saluer. Je sursaute avant de répondre, et de décliner à mon tour mon prénom. « C’est la première fois que vous participez à une telle soirée ? » « Oui, je le crains… et j’avoue que je suis un peu déconcertée ! » « Voulez-vous boire quelque chose ? » « Peut-être qu’un verre de vin me ferait du bien ? » « Je vous sers. Rouge ou blanc ? » « Comment allez-vous le reconnaître ? » Il rit, d’un rire aussi velouté que sa voix, et me fait rougir de ma sottise en répondant : « Ça, c’est le plus simple : la bouteille de vin blanc, c’est la fraîche ! » « Alors, du vin blanc ! » J’entends sa manche bruisser, sens sa main qui effleure la mienne au bord de l’assiette, s’empare de mon verre et le remplit, avant de le glisser délicatement entre mes doigts. « A votre santé, et bienvenue à cette dark party ! » lance-t-il en cognant son verre contre le mien. « Ah, un Tariquet, on dirait ! » « Hum, une connaisseuse ! Vous sauriez aussi deviner l’année ? » « Non, mais si je peux toucher la bouteille, je saurai si c’est bien celui auquel je pense ! » Il prend ma main gauche, et la guide vers la bouteille, dont je vais palper le col : celui des bouteilles que j’achète régulièrement est particulièrement haut, et permet de les distinguer entre toutes. La bouteille qui trône devant moi a le même. « Il s’appelle Côté Tariquet, c’est une bouteille fumée, avec une étiquette sombre, c’est mon préféré. » Gio émet un discret sifflement. « Je suis impressionné ! Vous me le conseillez, alors ? » « Ah oui, tout à fait ! » « Bon, je vais me dépêcher de finir mon vin rouge, dans ce cas ! » « Pas la peine, goûtez donc le mien. » dis-je en lui tendant mon verre sans réfléchir. Je sens ses doigts qui s’entremêlent aux miens autour de l’objet embué, et je frissonne un peu. Cette soirée démarre fort, un peu trop fort, et je manque de faire tomber mon verre en le lâchant un peu trop tôt, pour échapper au contact si troublant de cette peau, mais il le rattrape. Quelques gouttes éclaboussent le dos de ma main, que je lèche sans même y penser. Heureusement que personne ne me voit !

L’installation d’un nouveau convive à ma droite vient faire diversion. « Bonsoir, je m’appelle Antoine. Enchanté ! » dit le nouveau convive en touchant mon poignet droit. Je suis cernée, et un brin paniquée. La voix est nettement moins agréable qu’à ma gauche, légèrement éraillée, le parfum bon marché, et la main beaucoup moins douce. Je dégage mon poignet, et tente de lui présenter ma main pour un salut plus conventionnel, mais retrouve la pointe de mes doigts… dans la manche du type, qui se met à glousser. « Excusez-moi ! » dis-je en faisant une preste retraite, posant sagement ma paume sur mon genou, où je suis au moins sûre de ne croiser aucun corps étranger. Heureusement, le service du dîner commence, et un serveur dépose une assiette devant moi, en me glissant presque à l’oreille : « Ce sont de petits canapés et des mini légumes, vous pouvez les manger avec les doigts ». « Merci. » réponds-je dans un souffle. Le brouhaha de la tablée s’est calmé, chacun commence à manger. On entend par instant un bruit de couvert cogné contre la porcelaine, un rire étouffé, de petites interjections, avant que ne commencent à fuser des hypothèses ou des certitudes sur ce qui se trouve dans nos assiettes. Moi, j’ai commencé par une mini timbale de cacik, du yaourt au concombre et à l’ail, dans un minuscule bol de concombre frais, ça dégouline le long de mes phalanges. J’adore ce mets, grec ou turc, je ne sais pas très bien… et je continue de me sucer les doigts impunément, prenant seulement garde à ne produire aucun bruit. « Et vous faites quoi, dans la vie ? » m’entreprends à nouveau Gio. « Du marketing. De la conception et du lancement de produits. Et vous ? » « Je suis libraire. » « A Toulouse ? » « Non, dans la périphérie, à Colomiers. » « Ah, La Préface, la librairie de la place principale ? » « Oui » répond-il un peu surpris « vous connaissez ? » « Oh, j’y suis venue quelques fois lorsque je travaillais sur place. C’était mon péché à l’heure du déjeuner… Mais il me semblait que c’était une femme à l’époque, qui tenait ce commerce ? » « Oui, en effet. J’ai racheté le magasin il y a un peu plus d’un an maintenant. J’ai essayé de maintenir le concept, les clients apprécient. » « Alors, vous aussi, vous mettez des bandeaux sur les livres que vous avez aimé avec un petit commentaire manuscrit ? J’adorais ça en effet… ça m’a permis de faire quelques découvertes… Je me souviens par exemple d’un petit livre rouge intitulé Bouquiner. C’était à l’époque de La première gorgée de bière, et les impressions sur tout et rien avaient du succès. Pour ma part, je n’avais pas trop aimé, sans doute à cause du bruit médiatique qu’on avait fait autour. Mais Bouquiner est un vrai délice : j’y ai retrouvé tous mes tics de lectrice, mes petites manies avec les livres… Mes parents furent libraires, et j’ai toujours aimé les bouquins. Mon drame, c’est de n’avoir pas assez de temps pour lire… Vous y arrivez, vous ? » « Tant bien que mal… parfois au détriment de mes nuits… mais… » Je lui coupe la parole « Oui, bien sûr, vous êtes obligé… Il faut pouvoir continuer de mettre des petits bandeaux sur les livres, sinon vous ne vendriez plus rien… Est-ce qu’il vous est arrivé de bidonner ? De faire un commentaire à la hâte, en vous inspirant d’une critique de presse et d’un résumé du livre ? » Je ne sais pas ce qui me prends de poser des questions pareilles ! Totalement inconvenantes ! Mais mon voisin rit doucement, et répond à mi-voix.: « Vous êtes fine mouche, vous, on ne peut rien vous cacher… Oui, ça m’est arrivé… parfois, même dans mon métier, on est dégoûté de lire… et puis ça revient. Mais ne le répétez à personne ! » achève-t-il en posant sa main sur la mienne. Et je frissonne encore. Sa main est longue et douce, veloutée comme sa voix. Et elle touche des livres toute la journée… Je résiste à l'envie de me laisser aller, et au prétexte de boire encore un peu de ce délicieux vin, je me dérobe pour attraper mon verre. « Je vous promets le secret ! D’ailleurs, je n’ai plus guère l’occasion de venir à Colomiers… » « Vous devriez, venez me voir, je vous présenterai mes découvertes ! Je vous prêterai même des livres, si vous voulez. » « Ah non, c’est casser le métier ! » m’insurgé-je. « Qu’aimez-vous lire ? » « Presque tout… des romans essentiellement, mais de toutes les époques et toutes les nationalités. En français ou en anglais. » « Ah, vous lisez l’anglais ? » « J’essaie. Un livre sur quatre à peu près, pour maintenir tant soit peu mon niveau, et enrichir mon vocabulaire… Je n’ai pas beaucoup l’occasion de pratiquer au quotidien, mais j’en ai parfois besoin pour mon travail, alors, il faut que je l’entretienne… Et je me dis toujours que ça me servira pour voyager… » « Vous aimez les voyages, aussi ? » « Qui ne les aime pas ? Je passerais ma vie à ça, si j’avais les moyens… et un compagnon de voyage. » Voilà que je me déboutonne, maintenant ! Est-ce parce qu’on ne peut pas me voir rougir que je me mets dans des situations embarrassantes ? Mais Gio ne semble pas avoir relevé. « Quel est le prochain voyage auquel vous rêvez ? » « Je crois que je suis tombée amoureuse de quelques photos d’Andalousie… L’Espagne est toute proche, et je la connais si mal ! Je crois que je vais tâcher de combler très bientôt cette lacune. » « Je ne connais pas non plus… ».

Mon voisin fait silence, pendant qu’on change nos assiettes. Je me demande avec inquiétude ce qu’on nous apporte. S’il faut jouer du couteau et de la fourchette, je cours au désastre ! J’ai bien fait de me vêtir de noir, les taches seront plus discrètes ! C’est un tournedos Rossini, avec des pommes dauphine. Je ris intérieurement en songeant que les femmes de ménage risquent demain matin d’en retrouver plus d’une sous la table : ça roule méchamment, ces légumes-là ! « Voulez-vous du vin rouge ? » dit-il en se penchant un peu vers moi. Je sens l’odeur de sa peau, mâtinée d’une légère effluve marine, un parfum que je ne connais pas, léger et raffiné. « Je crois que c’est un Bordeaux, mais je ne suis pas aussi perspicace que vous ! » « La bouteille cette fois ne pourra rien me dire ! La bordelaise est la plus répandue des bouteilles, on y met même tout un tas d’autres vins ! Je vais devoir me fier à mes papilles, mais je ne promets rien, c’est vaste, le bordelais ! » Il me sert, et le ballet de nos doigts recommence sur le verre. Mais cette fois, il ne faut pas que je m'esquive, c’est moi qui suis sensée récupérer le récipient rempli. Est-ce qu’il en profite ? Je ne saurais le dire… Sa main glisse lentement le long de la mienne, comme avec précaution . Et le frisson est toujours aussi dense, un peu plus même peut-être. Rien cette fois ne vient faire diversion, et je ne sais pas quoi dire. Alors je goûte le vin, je vais finir cette soirée ivre. « On dirait bien un Côte de Bourg, mais je n’en suis pas sûre… » « Disons que c’en est, de toute façon, pour ce qui me concerne, je ne vous contredirai pas, je suis un assez piètre connaisseur… J’aime bien les déguster, mais je ne les reconnais jamais ! Je devrais m’inscrire dans un club d’œnologie, c’est chic, quand même, de reconnaître les vins dans le noir ! » « Pourquoi ? Vous pratiquez régulièrement ce genre de dîner ? » « Non, c’est seulement la seconde fois. » « Et alors ? » « Oh, la première, c’était une soirée organisée par une association d’aveugles, pour récolter des fonds, et faire, si je puis dire, toucher du doigt leur handicap aux voyants… mais leur montrer aussi qu’on peut… voir différemment avec ses autres sens… J’avais trouvé ça très instructif. C’est pour ça que je me suis inscrit à cette soirée, dès que j’en ai eu vent. » « Moi, c’est une amie qui m’y a amenée. Je pense qu’elle est un peu plus loin sur votre gauche, il me semble avoir reconnu son rire, mais je n’en suis pas sûre… » Contre toute attente, je réussis rapidement à trouver mes marques pour découper ma viande, tout à fait délicieuse et fondante. La sauce est subtilement parfumée, et je découvre des saveurs, peut-être grâce à ma cécité momentanée. Mais je l’avoue, pour les pommes dauphine, je fais l’impasse sur la fourchette… Je ne sais pas comment il fait, mais Gio s’en aperçoit. « Ah, vous aussi, vous les mangez avec des doigts, les pommes de terre ? En fait, j’adore manger avec les doigts… D’habitude, ce n’est pas possible de le faire au restaurant, mais ici… tout le monde se permet tout… ou presque ! » Il se tait, effrayé sans doute par ce que peut laisser supposer son dernier propos. Ça me rassure un peu, je ne suis pas la seule à perdre mes moyens dans cette étrange ambiance… « Est-ce que vous croyez qu’il vont nous servir de la salade ? Parce que là, ce sera la catastrophe assurée ! Et la vinaigrette, ça tache ! » Il se remet à rire. « Non, je ne crois pas. A moins qu’ils n’aient pris un accord avec les teinturiers de la ville ! Nous verrons bien ! ».

C’est heureusement un fromage qu’on nous apporte pour suivre, un brie de Meaux fait à point. Mais le dessert pourrait s’avérer calamiteux : c’est un fondant au chocolat, nappé de crème anglaise. Je vérifie que ma serviette est bien étalée sur mes genoux avant d’y plonger une cuiller précautionneuse. Pendant ce temps, Gio est revenu à la littérature. Il me parle des derniers livres qu’il a lus, dont certains que j’aimerais lire aussi. « Ah, ce qui est agréable, c’est de se faire faire la lecture à haute voix… ou bien d’écouter un livre enregistré. On peut aussi faire ça dans le noir, et c’est étonnant. Les mots prennent un drôle de relief, on imagine plus facilement les scènes, il me semble… » « J’ai déjà pratiqué la lecture à haute voix, mais j’étais la lectrice… Je n’ai jamais acheté de livre enregistré. » « Essayez, vous verrez ! » On nous apporte déjà le café, un moka parfumé. Dans quelques dizaines de minutes, les lumières vont s’allumer, c’est la règle du jeu, et la musique jouera plus fort pour nous faire danser. J'avoue que j'ai un petit pincement d'impatience, en même temps qu'un peu d'appréhension, à l'idée de découvrir visuellement mon aimable voisin. Mais Gio m’annonce qu’il va partir, il ne peut pas rester. « J’aimerais beaucoup vous revoir. Me laisseriez vous un numéro de téléphone ? » Je ne réfléchis pas longtemps. Je fouille mon sac pour en extraire un stylo bille, et m'empare de sa main droite, paume vers le ciel, pour y inscrire les chiffres, comme une antisèche de collège. Je prends mon temps, pour que chaque signe soit bien formé, mais aussi qu'il soit comme une caresse, comme la marque de mon passage dans cette main si douce. « Si vous arrivez à me relire, vous pourrez m’appeler, c’est la règle du jeu. » dis-je d’un petit ton satisfait en repliant ses doigts sur ma calligraphie improvisée. « D’accord. Alors, à bientôt peut-être… de toute façon, si vous voulez me voir, vous savez où me trouver. » Il pose une dernière caresse sur ma main, se lève, et tourne les talons, si à l’aise dans le noir que je me demande s’il n’est pas aveugle. Mais c’est absurde, il ne pourrait pas être libraire !

Quand les lumières s’allument, Pauline me rejoint aussitôt, l’air contrarié : « Allons nous en. Je n’ai aucune envie de danser avec le type qui a essayé de me peloter le genou sous la table pendant toute la soirée en racontant des histoires scabreuses! » Elle est furieuse et déçue de sa soirée. Moi, je souris d’un air rêveur. « J’ai eu plus de chance que toi on dirait. Mon voisin de gauche était délicieux ! » « Ah, tu voudrais rester encore un peu, peut-être ? » « Non non, il est parti, ne t’inquiète pas, on peut rentrer. D’ailleurs, je crois que j’ai un livre à finir… »

Le dimanche suivant, en décrochant le téléphone, je reconnais la belle voix de Gio : « Bonjour. Vous êtes là ? Vous n’êtes pas sortie par ce beau soleil hivernal ? » « Non, j’étais plongée dans un bouquin… » « J’ai quelque chose pour vous, j’aimerais vous l’apporter. » Je me sens tout d’un coup aussi désarmée que pendant l’obscur dîner… et lui livre mon adresse sans tergiverser. « J'allais me faire du thé, j'en ai de l'excellent. Vous en prendrez ? » « D’accord pour le thé. A tout de suite, je suis là dans dix ou quinze minutes. » Mon cœur bat tout à coup la chamade. Je suis folle, je ne sais même pas à quoi ressemble ce type, qui m’a peut-être raconté des balivernes pendant toute la soirée… N’est-ce pas moi qui lui ai donné le nom de la librairie de Colomiers ? Tout aussi bien, il n’est pas plus libraire que moi. Oh, et puis qu’est-ce que ça fait ? Je mets de l’eau dans la bouilloire, et file dans la salle de bain vérifier si mon nez ne brille pas, si mes cheveux ont l’air peignés, et passe un trait de gloss sur mes lèvres. Je délaisse la vieille veste d’homme dans laquelle je m’enroule pour lire quand je suis seule, au profit d’un beau pull en mohair, de la couleur de mes yeux. Et me précipite à nouveau dans la cuisine, où la bouilloire siffle comme un chat en colère. Couper le gaz, sortir la théière, choisir le thé, verser l’eau chaude. Mais pourquoi donc suis-je obligée d’égrener mentalement tous les gestes à faire pour préparer ce satané thé ? Un coup de chiffon sur le bar, je sors des tasses, fouille en vain mes placards : pas l’ombre d’un biscuit. Tant pis. Encore quelques minutes pour retaper les coussins du canapé, ranger une revue qui traîne, vider le cendrier, et voilà que l’on sonne…

Derrière la porte, un homme grand et brun, au regard vert brillant, me sourit. Il me tend un petit sac à l’effigie de sa librairie, qui visiblement contient plusieurs livres. Je le prends sans rien dire, et m’efface pour le laisser entrer, lui indiquant de la main la direction du salon… Mais l’homme s’arrête à ma hauteur, m’entoure de ses bras, et pose sur mes lèvres un velours aussi rare que celui de sa voix. Je lâche les livres, qui font un bruit mat en touchant le sol, pour lui ôter la grande veste de cuir qui couvre ses épaules. Il accompagne le mouvement sans se détacher de ma bouche, et le parfum de brise marine me remplit les narines à m’en faire tituber. Je le pousse doucement vers le salon, à reculons, guidant ses pas pour qu’il ne se cogne pas au montant de la porte. Ses mains sont déjà sous mon pull, et mon frisson de l’autre soir est devenu un vibrato que je ne peux plus contrôler. Cet homme-là sait ce qu’il veut, et prend d’une main ferme la direction des opérations. Mais je n’ai pas envie de résister. Il me débarrasse prestement de ma culotte et de mon pantalon, avant de me culbuter sur mon canapé, offrant une langue délicieuse à la chair qu’il vient de dénuder, sans me laisser le temps de le déshabiller. Il s’y emploie lui-même d’ailleurs, pour fourrer dans le mien un sexe vivant, si vivant. Cet homme là est la vie même, et je n’en ai jamais connu d’aussi excitant. Tout en lui semble aussi vif que le regard, aussi gourmand que la belle bouche aux lèvres douces et aux canines carnassières que je découvre au grand jour, et je me régale. Je me sens comme un petit animal, et ma foi je ne déteste pas cette animalité. La sienne est délicieusement joyeuse, et pleine de savoir-faire. Il se fait conduire à mon lit, et nous manquons en repassant dans le couloir de trébucher sur les livres répandus au sol. Et là il me tourne et me retourne en tous sens, plaisirs recto verso, allumant mille frissons sur ma peau, dans ma bouche, dans mon sexe affamé comme jamais… En quelques instants presque trop courts, il me laisse entrevoir tous les jeux auxquels nous pouvons jouer sous mes draps, devant le grand miroir de mon armoire, et frotte contre mon corps toutes les facettes du sien… Sa chair est douce, élastique et ferme à la fois sous mes doigts. C’est un corps magnifique, aux belles formes bombées, à la couleur ambrée, et je ne boude pas non plus ce plaisir là. Pendant que je le bois des yeux et laisse mes mains batifoler, il s’active toujours, et il parle, de cette belle voix grave, juste un peu voilée par l’émotion de l’instant. J’aime savoir ce qu’il sent, ce qu’il veut, et il le clame de la voix et des yeux, c’est délicieux. Il dit qu’on ne s’est pas assez léchés, et c’est vrai. J’ai bien l’intention de régaler toute ma bouche et ma langue gourmande de cette chair si appétissante, et je veux aussi qu’il me dévore, sans rien oublier de tout mon corps, dont chaque parcelle se révèle aussi réceptive que mon sexe ou le bout de mes seins, pour peut qu’on veuille bien l’éveiller de quelque douce caresse. Il est extraordinairement gourmand, rien ne l’arrête, tout est bon semble-t-il à sa bouche, à ses mains, à son sexe, dans le corps d’une femme, et c’est le plus beau cadeau qu’il puisse me faire : j’aime être reçue et prise sans réserve aucune, je n’en ai pas moi-même, hors la douleur, que je me refuse à subir comme à infliger… Mais il n’est que douceur et volupté, je peux m’abandonner, gémir et soupirer, avant qu’il me rejoigne. Et je bois son plaisir, de toute ma chair, de mes yeux grands ouverts, jusqu’à ce qu’il s’abatte, vaincu enfin, contre ma poitrine pantelante… Nous restons ainsi un long moment, anesthésiés, sans plus rien dire. Inlassablement je caresse les courtes boucles brunes où s’emmêlent mes doigts, comme dans les siens l’autre soir autour du verre de vin… Et puis il lève la tête et lâche : « Je ne sais pas comment j’ai su que tu serais si belle, mais ça m’a empêché de dormir depuis trois jours… Il était temps que je te voie … » Je ris, d’un rire un peu bête. Je n’ai jamais su recevoir les compliments, surtout sur mon physique, qui ne doit rien à mon mérite, à celui de ma mère peut-être… « Le thé va être froid » dis-je en dépliant mes jambes hors du lit.

Dans le couloir, je ramasse les livres. Il y a là le roman d’un jeune écrivain indien, celui-là justement que je voulais lire, avec un petit bandeau couvert d’une fine écriture, l’ouvrage d’une libraire toulousaine, et puis Un beau ténébreux de Julien Gracq, dans la belle édition de José Corti, comment a-t-il su que j’en avais envie, je ne me souviens pas lui en avoir rien dit. Enfin, dépassant sous la belle veste en cuir qui gît aussi sur le parquet, il y a un CD. C’est la lecture de Soie, d’Alessandro Baricco, l’un des petits livres que j’ai préférés dans mes récentes lectures. « Celui-là » me dit-il, « c’est pour écouter dans le noir. Tu verras, c’est magique. Aussi magique que de bavarder avec quelqu’un que l’on ne connaît pas, mais qui a les mains douces et une très jolie voix… »

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