20.8.04

Langue des signes

Peter est un garçon charmant. Un corps svelte dont il entretient la musculature par de fréquents joggings, les yeux bleus et le regard futé, un sourire à l’ambiguïté ravageuse, et le mot d’esprit prompt aux lèvres. Je ne sais pas si c’est un trait général chez les anglais, chez ceux qui vivent en France, ou seulement chez ceux que je connais, mais aussi sérieux qu’ils paraissent au premier abord, ils ont la langue et la main lestes, au sens « gaulois » du terme, dès qu’on les côtoie dans un contexte privé. Tel de mes amis par exemple, assumant par ailleurs un job très sérieux dans l’aéronautique et tout le respect dû à son épouse, me cloua de surprise en me saluant, à la fin d’une soirée chez des amis, d’une ferme claque sur les fesses. Peter, lui, philosophe avec une ironie jubilatoire sur les avatars sexuels des couples mariés, glissant des assertions qui sentent leur vécu sans qu’on puisse affirmer définitivement que c’est de lui qu’il parle, si ce sont des perches tendues ou simplement sa manière de participer à la conversation, en la pimentant de quelques allusions coquines… où il évite toute vulgarité avec une remarquable habileté. Je le croise régulièrement, devant la machine à café ou à la cantine. On bavarde sans conséquence entre deux réunions. On s’échange quelques mails à la frontière du professionnel : bonnes adresses web et astuces informatiques en tous genres. Ces rencontres me sont toujours agréables. Un petit moment de fête dans la journée de travail, un léger frisson qui pourrait laisser entrevoir d’autres perspectives, sans que pourtant je puisse discerner si elles font vraiment partie de l’univers des possibles. Bien sûr je sais depuis longtemps qu’un homme normalement constitué ne saurait résister aux avances explicites d’une femme normalement constituée. Mais je ne tiens pas à pousser mon avantage, à exploiter mes arguments. J’aime ce flou propice à la rêverie, l’idée qu’un jour peut-être… ou peut-être pas. Je préfère me délecter de ses réflexions, auquel son délicieux accent anglais ajoute du piquant. Notre dernier échange, alors que je lui proposais de partager mon café sous la tonnelle après l’avoir croisé par hasard à la cafétéria, m’a procuré un bonheur sans mélange pour toute l’après-midi : « Nous allons être cachés des regards, à cette table. Tu n’as pas peur du grand méchant loup ? Ni des méchantes langues ? » « Bah, une grande fille comme moi, de quoi pourrais-je avoir peur ? ». Nous ne nous sommes pas recroisés depuis, mais le plaisir de cet instant reste vivace chaque fois que je l’évoque.

Ce soir, parce qu’il fait beau, parce qu’une partie de l’équipe vient de se voir décerner un prix pour la dernière application qu’elle a développée, parce que l’un d’entre nous a dégoté une adresse vraiment sympa pour faire une petite fête, nous avons décidé d’organiser un dîner informel entre collègues. Nous voilà donc réunis sur une belle terrasse en bordure de Garonne, un verre à la main, riant et bavardant de tout et de rien : derniers ragots du service, prochaines vacances, anecdotes de travail, souvenirs des fêtes précédentes ou blagues à la mode collectées sur le web, les propos sont légers, comme le rosé qui coule à flots. Les journées sont longues, fin juin, et la lumière est encore intense en ce début de soirée, à peine un peu dorée pour mettre en valeur les épaules nues des filles, déjà hâlées, et l’étincelle de malice qui brille dans les yeux allumés par le petit rosé qui coule si bien dans les gosiers. La grande table décorée de fleurs et de photophores que nous allumerons quand le soleil sera éteint nous attend et, le buffet de l’apéritif étant désormais dévasté, le mouvement s’amorce vers le dîner. Par hasard, dans la petite cohue qui s’organise pour prendre place, je me retrouve en face de Peter. « Bonsoir, je ne savais pas que tu étais là ce soir. » « Tout le plaisir est pour moi ! ». Je ne pouvais rêver compagnie plus agréable : la soirée s’annonce bien.

Mais il faut d’abord commander, et chacun s’abîme dans la grande carte, ma foi garnie de bien des gourmandises parmi lesquelles il faut faire un choix difficile, que le maître d’hôtel, calepin en main, s’efforce de collecter sans erreur dans le tohu-bohu général. Puis c’est une théorie de serveurs qui nous apporte un amuse-bouche pour nous faire patienter : un délicat gaspacho décoré d’une feuille de basilic, dans de charmantes petites soupières de porcelaine blanche, modèles réduits de celles qu’on utilise en hiver pour servir la gratinée à l’oignon. « Ravissant ! » s’exclame Peter. « Délicieux ! » rétorqué-je après y avoir plongé ma cuiller. Nous échangeons un bref regard et éclatons de rire, cependant que ma voisine, espagnole, détaille la recette pour ses voisins curieux. « Est-ce que toi aussi tu ajoutes un trait de vinaigre pour relever la saveur des légumes ? » demandé-je. « Bien sûr ! Je vois que tu connais le truc ! » « Parce que tu fais la cuisine ? » interroge Peter, « quand on te voit si sérieuse en réunion, on ne croirait pas ça ! » « Mais depuis quand aimer son travail interdit de s’adonner aux plaisirs épicuriens ? » « Tu as absolument raison ! Je suis un rustre pétri de préjugés stupides ! ». Peter vit en France depuis longtemps, et manie la langue française avec maestria, mêlant parfois de manière insolite, mais ô combien délectable, vocabulaire choisi et expressions argotiques. J’aimerais bien savoir en faire autant en anglais… Il paraît que pour les anglophones, notre accent français est également charmant. Pourtant, je me trouve ridicule avec ma prononciation façon Maurice Chevallier… Mais pendant que je conjecture, on s’active en cuisine, et les entrées sont servies. « Tiens, toi aussi tu aimes les asperges ? » « Je les adore, et je m’en fais un festin presque à tous les repas pendant la saison. Mon marchand de légumes, au marché, me réserve les plus belles bottes. » Botte ? Le regard de Peter s’accroche au mien cependant qu’à la mode française il saisit un légume entre deux doigts, le trempe dans la sauce mousseline, et le porte à ses lèvres avec une espèce de solennité sensuelle qui me laisse interdite, mordant stupidement ma lèvre inférieure. Ma stupeur ne dure pas longtemps : il me suffit de baisser les yeux vers mon assiette et d’entamer moi aussi mon entrée. La sauce est parfaite, et les asperges fondantes, comme je les aime. Mon voisin, qui raconte avec truculence les dernières frasques de son fils, m’offre une diversion que je m’empresse de saisir. « Et il a osé se présenter à l’entretien d’embauche avec sa crête bleue ? » « Sans problème ! Et le type qui l’a reçu a été tellement bluffé de cette audace qu’il n’a fait aucune remarque. Mais je crois qu’il était soulagé de le voir arriver avec une coupe en brosse pour son premier jour de travail ! » « C’est fort ! Au moins, il est certain qu’on l’a choisi pour ses compétences et pas pour son look ! » « Peut-être justement pour son toupet ! » lance Peter. « Toupet ? » je mime une houppette au dessus de mon crâne, tandis qu’il fronce les sourcils. J’explique en riant : « En français, toupet peut vouloir dire audace, culot, mais aussi une mèche de cheveu rebelle, un épi, tu sais, comme Tintin. » « Ah, OK ! » acquiesce-t-il en se saisissant d’une nouvelle asperge, répétant le même cérémonial que pour la précédente. Ah, il ne veut pas me laisser l’avantage trop longtemps on dirait… Mais je lui rends son regard, imitant ses gestes en tous points, laissant échapper sur la dernière bouchée l’ébauche d’un soupir, dont je sais qu’il ne lui a pas échappé. La conversation animée qui continue de rouler autour de la table nous sert de couverture, et nous pouvons impunément poursuivre notre petit jeu jusqu’à ce que nos assiettes soient vides. Mais je ne lècherai pas mes doigts, je les essuie discrètement dans ma serviette, sous la table…

Pendant ce temps, pour faire diversion peut-être, Peter m’entreprend sur le dernier applicatif qu’il m’a envoyé, un filtre anti-spam : est-ce que je l’ai installé sur mon ordinateur ? Est-ce que ça fonctionne comme prévu ? « Je pense que je n’ai pas saisi toutes les subtilités du paramétrage. Je reçois encore régulièrement des horreurs son mon mail, même si ça s’est un peu calmé. Il faudrait que j’y consacre plus de temps… Mais je suis certaine que tu maîtrises parfaitement tout ça, tu devrais m’envoyer ton fichier de paramètres ! » « Pas sûr que ça marche ! Les horreurs que je reçois ne sont pas forcément les mêmes que les tiennes ! » conclut-il avec un sourire malicieux. J’adore les deux canines qui pointent à peine sous la lèvre retroussée. Mordrait-il ? Hum, avec délicatesse, si j’en crois le sort qu’il a fait subir aux asperges… Mon plat suivant sera moins suggestif, du moins visuellement : une seiche à la plancha, qui semble moelleuse comme je les aime… Mais je suffoque en découvrant ce que le serveur lui apporte : une énorme assiette de moules d’Espagne ! Il faut que je me pince ! Mais je ne rêve pas. Il vient d’en cueillir une, dont il écarte délicatement les valves pour gober le mollusque, qu’il mastique lentement sans me quitter des yeux. « J’adore manger avec les doigts… » « Moi aussi… mais la seiche à pleines mains, ça risque de faire désordre, non ? » Nous rions à nouveau, et il me semble que nos rires roulent plus gaiement encore que ceux de nos voisins, qui pourtant se tiennent le ventre, selon toute apparence à cause de l’histoire drôle que vient de raconter l’un deux… sans que j’en capte rien, que ces rires qui se mêlent aux nôtres, nous offrant une fois de plus un parfait camouflage… Et Peter continue ses commentaires gastronomiques : « Elles sont excellentes ! Je les aime comme ça, nature, sans aucun artifice. » « Je ne les mange que marinière, pour les Bouchot, et farcies, pour celles d’Espagne. J’aime qu’elles soient relevées d’un assaisonnement adéquat. » réponds-je en saisissant mon dernier morceau de seiche avec les doigts, le regardant droit dans les yeux.

La salade peut-être nous offrira quelque répit ? J’espère qu’il ne sait pas qu’elle aussi peut s’avérer très symbolique, par exemple lorsqu’un homme rêve qu’il en mange… En tous cas, le voilà obligé de salir ses couverts, pour plier avec une adresse que j’apprécie en connaisseuse les grandes feuilles de batavia croquantes… Pendant ce temps, je fais semblant de m’intéresser à la conversation de ma voisine, qui raconte ses dernières vacances : plage, voile, musique et ti-punch jusqu’au bout de la nuit. « Et toi, où est-ce que tu pars cette année ? » me lance Peter. « Cet été, je ne pars pas. Trop de travail… et surtout je voulais me réserver pour découvrir l’été indien au Québec. Il paraît que les forêts d’érables sont splendides en rouge et jaune… J’espère que je pourrai partir ! Et toi ? Tu fais quoi ? » « Pas de vacances non plus, juste quelques jours en Angleterre pour aller embrasser mes parents qui sinon m’en feraient une maladie. Mais j’espère partir aux Maldives cet hiver… j’adore la mer… surtout quand les autres travaillent ! » termine-t-il sur un rire qui allume ses yeux clairs. D’ordinaire, je ne suis pas fanatique des yeux bleus, qui me semblent souvent trop fades pour un homme, quand ils ne sont pas franchement réfrigérants. Mais les siens débordent de malice et d’intelligence, ce qui les rend très chaleureux. Jusqu’où fera-t-il monter la température ?

Le ballet des serveurs a repris pour le dessert. J’arbore une belle coupe de fraises enturbannées de chantilly, tandis qu’on dépose devant Peter une assiette de figues tièdes accompagnées de glace à la vanille. Je sais ce qu’il va faire, et je fonds comme la glace sur son assiette… Le frisson qui me parcourt n’a rien à voir avec le frisement de la chantilly sur ma langue, et pourtant, elle est fouettée de main de maître ! Mais celles de Peter se sont emparées d’une figue, et son regard du mien, pendant qu’il fend le fruit où il enfouit toute sa bouche… et je sais pourquoi je tremble… Sans lâcher ses yeux, j’agace une fraise du bout des dents dans ma cuiller, avant de la laisser fondre dans ma bouche, exprimant tout son jus…

Il reste le café, et Peter me surprend en se comptant parmi les amateurs : d’habitude, il ne boit que du thé. Il doit lire dans mes pensées : « C’est à cause du petit chocolat qui craque sous la dent avant de livrer son amande… Ce soir, j’en ai envie… » J’acquiesce d’un simple battement de cils, il n’y a plus besoin de mots. Et quand il me propose une balade digestive sur les berges du fleuve plutôt que d’aller s’agiter sur une piste de danse comme les autres convives, j’accepte de la même façon…

Toulouse – Août 2004

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