30.4.04

Musée d'Orsay

Il neige sur Paris. Froid de canard. Invraisemblable queue sous la marquise de verre saupoudrée de sucre glace. Mains dans les poches et tête rentrée dans les épaules pour échapper aux vents coulis, je traîne mes semelles d’environ un mètre par minute, les battant entre temps contre le trottoir pour éviter de prendre en glace dans la file d’attente...

Fouille avant le passage aux caisses, le jeune homme me demande d’ouvrir mon manteau. Je l’écarte d’un geste large en souriant de toutes mes dents, de toutes mes lèvres rouges. Je me sens soudain l’âme exhibitionniste, et le jeune gardien a autant envie d’éclater de rire que moi !

Il fallait la mériter, mais la première perspective sur le hall de gare transformé en musée vaut le coup d’œil, et me comble d’aise. Je flâne un peu dans les premières salles du rez-de-chaussée, soudain fascinée par « La naissance de Vénus » de Cabanel, délire bleu ciel et rose bonbon, on en mangerait presque. Ridicule et splendide. Malheureusement, les cartes postales ne respectent pas les couleurs, tellement mièvres qu’on a du mal à y croire. Je passe nonchalamment devant quelques sculptures du même style, déplorant de ne pouvoir les toucher. La sculpture est un art tactile ou n’est pas ! Ah, pouvoir poser la main sur ces fesses joufflues, suivre la courbe splendide du dos, enfermer ces seins dans mes deux mains en coupe, esquisser un pas de danse en m’accrochant à ce bras élégamment tendu, étreindre et consoler cette belle qui pleure et, pourquoi pas, délire final, effleurer d’un doigt ce sexe d’adolescent, aller même jusqu’à goûter au bout de ma langue la froideur du marbre blanc... Mais dans les musées, pas le droit de toucher, l’œil seul peut s’attarder, et c’est décidément trop dommage...

Je file retrouver ceux que j’aime... Un grand nombre des Renoir de l’expo du Grand Palais sont suspendus à Orsay. Visitant au même rythme que moi, deux messieurs, dont un barbu, la quarantaine, dissertent et s’extasient. Le barbu hoche la tête, tandis-que l’autre lui explique, raconte des conversations avec un peintre, des ambiances d’atelier, des modèles nus et des palettes de couleurs... Distraitement j’écoute, au fil de nos retrouvailles irrégulières devant les toiles...

Au fond du hall, un superbe escalator, à plusieurs volées interminables, m’amène jusqu’au dernier étage. Je reste un moment à bayer au plafond, ma foi fort joliment décoré. Tout en bas, des fourmis noires déambulent au milieu des corps blancs, splendides et figés des statues... le coup d’œil est gratifiant. Mais, le cœur battant, je m’engouffre dans les salles où m’attend mon bonheur : Renoir encore, les plus beaux... « La danse », encore elle... J’entends la musique, et ce qu’ils se murmurent... L’émotion est plus forte encore que la première fois, comme lorsqu’on retrouve de vieux amis. J’ai l’impression que l’onde se propage dans toute la salle. Autour de moi, des manteaux affairés s’agglutinent sur les étiquettes. Il me suffit de savoir que c’est Renoir. D’ailleurs, je les reconnais... Ainsi puis-je au milieu de la salle embrasser d’un seul coup d’œil chaque tableau dans toute sa splendeur, sans une ombre, sans un reflet malencontreux pour brouiller mon plaisir... Je décide de traverser jusqu’au bout, de ne pas me donner immédiatement le grand frisson, et d’aller boire une tasse au Café des Hauteurs, dont le nom seul me fait déjà rêver. Les places sont chères sous la grande horloge de verre translucide, dont les aiguilles vues d’ici tournent à l’envers. Je patiente, l’air un peu hébété sans doute, attendant qu’un fauteuil d’osier se libère... Thé au lait, tarte meringuée au citron, et bonheur de mes pieds, dispensés pour quelques instants du poids de mon corps... Mais sur ma nuque soudain je sens un autre poids, tellement lourd qu’il m’empêche de me retourner. Pétrifiée, me voici à mon tour statue, bouche ouverte, bras levé, tarte à la main. Je m’étouffe pour la terminer, la meringue fait des miettes aux commissures de mes lèvres... le rouge a dû partir, tant pis. Je me brûle avec le fond de la théière. Tant pis pour mes pieds. Je me lève précipitamment, au risque de renverser le fauteuil, sous les yeux étonnés et un peu choqués des deux dames assises en face de moi. Mais non, je ne pars pas sans payer !

Je m’engouffre dans la salle des pastels de Degas. Lumière grise et tamisée, vitrines pour protéger les couleurs de nos haleines trop carboniques, conversations un peu étouffées, brouhaha-murmure des musées... Les pastels me ravissent. J’ai échappé au poids sur ma nuque, et mon bonheur commence à prendre de l’ampleur... Cette danseuse est superbe, et je voudrais caresser la robe fauve de ce cheval... toujours toucher ! Ou bien subrepticement me glisser dans le bain de cette femme à la jambe tendue, qu’elle frotte avec une éponge...

Lumière plus vive... Manet. J’aime un peu moins, et passe rapidement à son presqu’homonyme, plus myope que moi encore... En plissant un peu les yeux, comme savent le faire ceux qui ont à combattre une vision défaillante, je vois ce qu’il avait sous les yeux en peignant... En regardant normalement, je vois ce qu’il a peint... Mon bonheur est double, et je me ris en cet instant des pauvres humains affligés d’une acuité parfaite : ils ne comprendront jamais tout à fait cette peinture ! Nénuphars, eau des marécages errant au milieu des herbes folles et des roseaux tandis-que le soleil se couche, loin derrière le peintre, ne laissant sur la toile que des reflets mordorés... « La Tour de Londres » vibre dans le brouillard, et la « Femme à l’ombrelle » se cramponne pour résister au vent... L’état de plénitude me gagne doucement...

Poids sur ma nuque à nouveau... Je mords mes lèvres, et glisse, le plus vivement possible, dans la salle des van Gogh. Une jeune femme semble aussi fascinée que moi par l’autoportrait bleu... Deux regards me transpercent en même temps... bleu en face... sur ma nuque, je ne sais pas encore... lourd en tous cas... Je me laisse envahir... Un peu plus loin, j’ai envie de m’allonger sur la paille des deux moissonneurs qui sommeillent, mais dois me contenter d’un regard attendri, tête légèrement penchée de côté...

Dans la salle suivante, je fais plus ample connaissance avec un peintre qui jusqu’à présent n’avait qu’effleuré mon regard : Sisley. Bleus profonds, fouillis de branchages, marines brumeuses et iodées... Mes narines s’élargissent, ma poitrine se dilate, mon dos semble se libérer du poids qui l’accablait hier, cette nuit encore... Comme si mon émotivité mise à mal, toutes les larmes de mon corps répandues, le deuxième souffle arrivait, brise légère et parfumée, m’enivrer de senteurs nouvelles...

Poids sur ma nuque à nouveau, mais il me semble cette fois plus supportable, comme si je m’habituais, ou plutôt comme si la vibration s’accordait à celle de la peinture... Sisley... et un regard qui vibre... son visage adoré se superpose à la peinture... Un instant, le vert de ses yeux m’observe au milieu de la prairie, tandis-que la noire chevelure se boucle et s’emmêle dans les branchages, comme sous mes doigts...J’hallucine... Mais c’est bien inutile, puisque jamais plus ces lèvres sur les miennes, jamais plus cette chair dans ma paume, sous mes dents, jamais plus ce poids sur mon corps...

Poids sur ma nuque... Je secoue la tête comme on chasse une mouche qui bourdonne et m’enfuis, presque courant, retrouver les Renoir... Je prends mon temps cette fois, laisse mon regard plonger dans les yeux de ces femmes, s’égarer le long des courbes si épanouies... Mon corps virevolte successivement dans les bras du danseur de la ville et du danseur de la campagne... Le frisson m’envahit tout à fait, et la béatitude dessine mon sourire... Je lis mon air stupide dans le regard des autres visiteurs, et j’ai envie de rire... La douleur s’est envolée, il ne reste que l’émotion au comble d’elle-même... Le poids sur la nuque m’accompagne dans mon délire... Je fais trois fois le tour de la salle, mes talons martèlent le sol au rythme de la danse, et ma jupe s’envole... M’attarder un peu encore dans le regard de cette femme derrière la voilette, me mêler un instant à la conversation des hommes en canotiers sous la tonnelle... Mais il faut partir. Mes pieds hurlent. Aurai-je le courage de traverser encore la galerie médiane ? Je vais m’arrêter là, plutôt, sur les Renoir...

Je traverse sans les voir des salles d’architecture où je reviendrai un autre jour, et me perds dans un véritable labyrinthe... Retour enfin, après quelques volées de marches, dans le hall central du rez-de-chaussée... La visite est finie... Nonchalamment je balance mes hanches entre les beautés figées, nostalgique de devoir les abandonner sans un geste pour flatter leur perfection...

Vestiaire, récupérer mon sac, sourire à la dame qui me le tend... Téléphoner à Pierre, très vite, d’une cabine... Sortie tranquille, tandis-qu’une VIP que tout le monde regarde et que je ne reconnais pas s’avance, plume verte au chapeau, CRS sur le parvis... Détour par la carterie... fouille à nouveau, mais ce n’est pas le même gardien... Foule devant les présentoirs, où je happe au passage les tableaux que je reconnais entre deux manches de manteau, une canne et un sac encombrant... Petit musée en poche, je peux partir, sereine, apaisée, rassurée, reprendre dans le métro ma lecture interrompue...

Mais je ne peux m’y résoudre, c’est comme si j’oubliais quelque chose à l’intérieur du musée... Je me résigne donc à subir à nouveau la queue, la fouille, la caisse... et respire un peu plus largement devant le première perspective... J’ai encore un peu de temps...

Je remonte au deuxième et m’installe, entre deux salles, sur une banquette... Derrière les vitres, Paris s’offre à moi... Le Sacré-Cœur , toujours aussi incongru dans le paysage, nargue le ciel de son insolite blancheur... Mon regard vague saute d’un toit à l’autre... Les salles se vident lentement, le Café des Hauteurs ferme, et les garçons empilent les fauteuils d’osier...

Je profite de cette liberté pour retourner face aux danseurs, frôlant du regard au passage Monet, Van Gogh et les autres Renoir... La musique qui hante ma tête n’a rien à voir sans doute avec celle qui les fait tournoyer... Un gardien joue la voiture-balai, et vérifie que les salles sont vides avant de couper les lumières... Mais un pilier me masque à sa vue. Je réalise qu’il est passé lorsque ma vision des danseurs s’altère, s’obscurcit, puis se voile tout à fait, leur seul souvenir habitant encore mon regard. Un peu déboussolée, je tourne trois fois sur moi-même et reste plantée là, ne comprenant pas encore que je suis en train de me laisser enfermer... Les coussins d’une banquette m’accueillent... Moment de vide total, la tête dans les mains, cheveux décoiffés, jambes écartées, jupe froissée, sac renversé... Silence et obscurité dans lesquels claquent soudain des verrous... Yeux fermés, je refais la visite...

J’ai dû m’assoupir sur la banquette. J’ouvre les yeux, et reconnais dans la pénombre les Renoir. Comme une somnambule, je me lève, refais le tour, manteau frôlant la lisse métallique qui interdit de s’approcher trop près des précieuses toiles...

Lentement, je descends les escaliers, écoute le bruit de mes pas égratigner le silence... Hall du rez-de-chaussée, vide... Le ciel blanc de neige dispense une clarté lunaire... Des corps luisent dans la pénombre : les statues, enfin, sont à moi... Lentement, je m’approche, intimidée soudain. Je laisse glisser mon sac à terre aux pieds de la plus belle, qui me sourit, tête penchée... A genoux sur le sol froid, mains sur mes cuisses, je prends d’abord le temps de l’admirer, de la saluer, de lui rendre hommage... Du regard, je détaille les formes de marbre sur lesquelles bientôt je poserai les mains... Le salut terminé, je me lève, ôte mes bottes pour escalader le socle. Les épaules d’abord, que j’effleure du bout des doigts, la nuque, la courbe gracieuse du cou, la fierté du menton, l’arête droite du nez... pendue à ce cou si solide, je pose mes lèvres rouges sur ses lèvres blanches, chair tiède sur marbre froid... Long baiser... Langue qui court soudain sur ce visage que mes doigts osaient à peine toucher... Tête reposée sur l’épaule de marbre qui glace mon oreille, j’écoute mon cœur qui bat, lentement dénoue mes bras, tressaille lorsque ma paume rencontre la pointe dressée d’un sein, me laisse glisser enfin sur le sol, et lentement m’avance auprès de celle qui gît, abandonnée, aux pieds de la « Naissance de Vénus »... Le bleu naïf réussit à percer la pénombre... La belle endormie est à moi. Sans vergogne, je m’allonge sur elle, mes cheveux chatouillant son menton... Je rêve un moment ainsi couchée, puis décide d’aller retrouver le bel adolescent qui me clignait de l’œil cet après-midi... Pieds nus sur le sol froid, j’avance d’un pas décidé et me campe, solide, jambes un peu écartées, mains nouées devant moi. Ma pudeur de tout à l’heure a disparu, et c’est insolemment que je le fixe... Mais la pureté de ses lignes m’attendrit, et j’esquisse un sourire, adoucis mon regard... Ne pas l’effrayer surtout, de peur qu’il ne m’échappe... Absorbée dans ma contemplation, je n’ai pas relevé le froissement d’étoffe qui bruisse à quelques mètres... Je tourne autour de la statue, main posée sur une cuisse musculeuse, frotte ma joue sur les fesses petites mais rebondies, pose un pied sur le sien, remonte la main dans le sillon du dos, m’accroche aux épaules, pour aller mordre enfin cette nuque offerte sous le désordre des boucles...

Soudain, puissante et lourde, l’étrange sensation de poids sur ma nuque... Je comprends alors pourquoi je suis revenue, je sais ce qu’ici en partant j’avais oublié... J’étouffe un cri, crispe les doigts plus fort sur le bras de mon bel adolescent, gémis, glisse, et tombe, sol gelé sous mes pieds presque nus...
L’ombre n’a pas bougé, le regard simplement a accompagné ma chute, et persiste le poids sur ma nuque... Immobile, j’essaie d’apprivoiser à nouveau cette sensation...

Pas chassé sur le côté, je contourne la statue, lui souris au passage et m’avance, lentement d’abord, à travers les salles désertes... L’étoffe bruisse à nouveau derrière moi, et je reconnais le bruit perçu tout à l’heure sans l’avoir entendu. J’accélère mon pas, et me dirige vers l’escalator. Les marches de métal immobiles griffent mon collant noir, le déchirent sûrement. Mais mes pieds soudain ont des ailes... Vertige tout en haut, où je m’arrête à peine, vite, mais je m’égare, et dans ma hâte me retrouve prisonnière du labyrinthe des salles d’architecture... Reprendre haleine derrière une maquette... Le bruit d’étoffe passe sans entendre mon halètement contenu. Voici donc un instant de répit, tandis que mes yeux écarquillés essaient de discerner les traits de l’ombre chinoise qui file, croyant me rattraper plus loin...

Je réussis à sortir du labyrinthe et retrouve, enfin, la salle des Renoir, la banquette moelleuse... Mon œil habitué à l’obscurité distingue maintenant les plis de la robe vert pâle... mais quand j’entends soudain bruire cette robe, mon sang ne fait qu’un tour : l’ombre chinoise m’a déjà retrouvée ! Course poursuite à travers le musée, dont la voûte répercute en écho le bruit de nos pas, de nos respirations essoufflées. Glissade, galop effréné, cache-cache derrière les piliers, les statues, les cloisons, les maquettes... Aucun recoin de ce musée n’aura plus de secret pour moi...

Camouflée contre un jeune éphèbe, je reprends mon souffle. Le marbre glacé rafraîchit mon corps surchauffé par la course, ma tête effervescente. Epuisée, je m’assoupirais presque, jambes entrelacées aux muscles de pierre... Que cette chair inerte est douce à mon âme... Confusément elle me rappelle un corps pétrifié par l’effarement du non-désir et de mon déferlement... Mais l’accalmie ne dure pas, car bientôt, sans que j’aie perçu le bruissement d’étoffe, à nouveau, le poids sur ma nuque... Je n’ai plus la force de courir, et j’attends. La brûlure se fait plus intense à la racine de mes cheveux, et bientôt je peux sentir, en cet endroit précis, un souffle tiède et étrangement calme... Une main fouille le désordre de ma chevelure, et avec une infinie douceur, masse mon crâne comme on caresserait un chat... La musique à cet instant jaillit, flûte lente et douce, avec le contrepoint discret du clavecin, comme le calme après la tempête... La caresse dure longtemps avant que les mains ne me détachent de mon amant de pierre pour me porter, un peu plus loin, sur la belle endormie... Je comprends alors pourquoi je n’ai pas entendu le bruissement d’étoffe annonciateur : l’homme est aussi nu que mon bel éphèbe... Je frissonne à présent, tandis-que la caresse sur mon visage se poursuit, et descend, dénudant mon corps au fur et à mesure... Les yeux clos, j’écoute la musique et j’écoute la main, qui successivement effleure, caresse, pétrit... Lorsqu’elle ôte de ma peau le dernier fil, je roule brusquement à terre, et reprends ma course...
Stoppée net par la belle qui pleure, volte-face, retour barré par l’ombre chinoise qui devant moi se dresse, je m’appuie sur les cuisses froides, laisse rouler ma tête, mes cheveux recréant une toison au sexe imberbe de la belle. Main sur ma tête, main sur mon sexe, l’homme veut à la fois la chair et la pierre. Feu dans mon ventre, glace dans mon dos, je cède et m’abandonne. Un glaive de braise me transperce de part en part et m’emporte... Sous mes lèvres bat follement une veine, dans mes narines l’odeur exquise d’une chevelure... La musique s’affole, la flûte hurle, la clavecin s’emballe et dissone...

Bientôt juchée sur le socle, mains plaquées sur le postérieur de la belle, je goûte les délices d’une bouche qui boit à ma source brûlante... Fuir encore le plaisir qui trop vite s’approche, poursuivre l’étrange ballet de chair et de marbre...

Nez écrasé dans la crinière d’un lion, doigts masquant le regard acéré du fauve, corps ployé par l’homme, je laisse gémir ma bouche... Mais ce n’est pas tout encore. Plus loin nous attend le dieu Pan, qui m’offre pour siège son fessier joufflu, tandis-que mes bras accentuent la courbe de son dos... Le son de la flûte s’arrondit, et les doigts du musicien se posent plus régulièrement sur les touches du clavecin...

C’est moi maintenant qui poursuis l’ombre chinoise, habile et preste, qui m’échappe au détour d’une noire colonne, sur laquelle danse et se moque un sombre angelot... Le dos plaqué contre les jambes d’une princesse assise, c’est lui maintenant qui subit mes mains, fiévreux papillons s’affolant dans la noire chevelure, se posant furtivement sur la chair qui frémit... Ma bouche mord, câline, embrasse... Nez droit, lèvres charnues... Sa langue a le goût du Cachou, et l’épée brûlante celui de la mer... Les vagues se fracassent dans ma tête, m’éclaboussent les oreilles, me noient le cerveau... Tête renversée, ses épaules au bout de mes bras tendus, mes pieds retenus par les genoux de pierre de la princesse qui, pensive, nous envie, je me balance entre ciel et terre. L’air sent l’ivresse et je le savoure, l’aspirant à grandes goulées, bouche ouverte, narines dilatées... Vagues furieuses, écume blanche, mouettes hurlantes... Je crie avec elles, et la voûte aux caissons décorés s’emplit progressivement... La voix de l’homme me rejoint, m’accompagne en contrepoint... Duo fantastique, cri rauque ponctuant une envolée soprano, souffle rythmé, soupir, et je m’abats, rompue, rendue enfin, contre la poitrine de l’homme qui me reçoit, m’accueille et me berce comme un bébé... Les statues semblent plus figées que jamais, comme hébétées par le cri qui vient de jaillir... Lentement, une larme coule sur ma joue... Je grelotte soudain. L’homme me recouvre d’un manteau et m’emporte, paquet de linge, sur la banquette moelleuse de la salle des Renoir. Je sombre dans le sommeil...

La lumière grise qui tombe de la verrière me réveille. Je suis habillée, mon sac est à côté de moi. Je ne sais pas si j’ai rêvé... En face de moi, les danseurs inlassablement se balancent... Il va falloir encore ruser avec les gardiens...
Un peu plus tard, les portes du musée s’ouvrent sur le matin glacial. Cheveux ébouriffés, j’avance sur le parvis. Devant moi, dans l’escalier du RER, une belle silhouette s’enfuit, se retourne à peine, éclair d’un regard vert, petit signe de la main, et boucles brunes au vent, disparaît sous terre... Il est plus beau encore que l’éphèbe du musée...

La neige recommence à tomber. Mains bien enfoncées dans mes poches, nez enfoui dans mon écharpe, je traverse la place, entre dans un café. Reviendrai-je demain visiter les salles d’architecture ?

Paris - Février 1987


La naissance de Vénus - Cabanel

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