8.5.04

Gourmandise

Bien sûr, c'est contre-nature ! Tout le monde sait bien que les jeunes filles peuvent s'amouracher d'hommes plus âgés, mais que les jeunes gens ne jettent pas même un regard sur les femmes, dès qu'elles ont franchi l'âge de se faire appeler "madame". Tout le monde sait cela, et moi-même sans doute... Les tempes grisonnantes n'ont pas le même charme chez la femme, et d'ailleurs elle les masque soigneusement sous la teinture... De là cependant à tromper le regard aigu d'un jeune homme, il ne faut pas rêver ! Ces garçons pourraient presque être mes fils, si j'avais décidé d'être mère un peu plus tôt. Et d'ailleurs, je sais bien qu'au bout de quelques jours, un seul peut-être, je m'ennuierais à mourir : j'ai tout oublié de l'art de ne rien faire, des plaisanteries étudiantes, de la "musique de jeunes", du plaisir de danser jusqu'à tomber d'épuisement... et même sans doute des nuits passées à s'énerver le corps de baisers et de caresses... J'ai installé ma vie, et tout cela ne m'amuse plus...

Pourtant, durant ces quatre jours passés avec ces jeunes gens, j’ai ri comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps. Mais était-ce parce que j'avais en même temps d'autres compagnons de rire, plus âgés ceux-là, pour s'amuser avec moi de ces plaisanteries d'enfant ? Ou simplement parce qu'en québécois, pour "taquiner", on dit "tirer la pipe" ?

Quand ils sont arrivés, je ne les distinguais pas l'un de l'autre, et je ne me souvenais même pas de leurs prénoms, que notre invité avait pourtant dû mentionner dans une ancienne conversation, au moins au téléphone pour annoncer sa venue. J'étais émue cependant à l'idée qu'ils faisaient leur premier voyage en Europe, terre de leurs ancêtres, et qu'ils commençaient par l'Italie, qui me fait vibrer si fort. Emue à l'idée que j'allais leur faire goûter, pour la première fois de leur vie, à la fine fleur de la cuisine du Sud-Ouest : j'avais mis tout mon cœur dans la confection du foie gras en terrine dont je me suis fait une spécialité aujourd'hui incontestée dans la famille... mais dont je dois bien admettre pourtant que le seul mérite revient à ma belle-mère qui m'a transmis la recette, simple et infaillible. En Europe, et dans le Sud-Ouest de la France tout particulièrement, le chemin du cœur passe souvent par l'estomac, et il est bien connu qu'on attendrit comme il faut les sentiments d'un homme en le faisant bien manger... Mais encore faut-il qu'il ait vécu déjà, qu'il ait eu l'occasion d'aiguiser son goût en comparant mille cuisines ! Pourtant, faire découvrir à un jeune palais la finesse du foie de canard, juste rehaussé d'une cuiller de cognac, d'un peu de sel et de poivre, et qui fond sur la langue, contrastant subtilement avec le croustillant du pain de campagne frais, tel qu'on sait le faire en France, c'est, quand on y pense, aussi important, aussi troublant, et j'espère aussi impérissable, qu'une première nuit d'amour !

Les deux premiers jours, ils sont restés discrets, presque silencieux, et j'ai craint un moment que le programme de visite que j'avais concocté pour eux ne les ennuie : quand on est né outre-Altantique, on ne partage sans doute pas de la même manière que nous le goût des vieilles pierres, l'émotion devant une sculpture au fronton d'une église, le frisson qu'offre la pureté d'une ogive, la fierté que procure la belle façade d'un château, le soupçon d'envie qui vous parcourt en glissant un œil indiscret dans la cour intérieure d'un hôtel particulier... J'avais commencé pourtant par la campagne la plus riante, et la pierre la plus claire, la plus gaie : celle du Gers, vrai pays de Cocagne selon mon coeur, où la douceur de vivre n'est égalée sans doute que par celle de la Toscane, où poussent d'ailleurs les mêmes cyprès. Mais il fallut attendre la soirée barbecue chez nos meilleurs amis pour qu'ils se décontractent. Fallait-il ce temps pour qu'ils prennent confiance ? Etait-il nécessaire qu'ils comprennent, en nous voyant rire avec nos amis, que nous étions somme toute très abordables ? Ou bien après ce grand raoût bruyant, dont ils furent d'ailleurs les vedettes, eurent-ils envie de nouer des liens plus intimes ? Je ne sais... Toujours est-il que dès le lendemain, la conversation fut plus déliée. Je cessai d'être "le guide" qu'on écoute religieusement... ou qu'on fait semblant d'écouter. Les questions fusaient, les apartés avec l'un ou l'autre se développaient au détour d'un monument toulousain. A Saint-Antonin-de-Noble-Val, ils me battirent au jeu de la curiosité et de l'exploration de ruelles dont personne ne sait à l'avance sur quoi elles débouchent. Je commençais à les différencier nettement. Le plus jeune, taciturne, mais attentif, fut mon chevalier servant, tant pour porter mon sac à dos que pour m'aider dans la cuisine. Et, contre mon habitude de "grande fille libérée qui n'a besoin de personne", j'acceptai son aide avec plaisir. Pourquoi fus-je secrètement ravie, lorsqu'il demanda, pour la troisième fois, s'il pouvait mettre de la musique, et où se trouvait la cassette que j'avais fait jouer la veille ? L’aîné, plus espiègle, ne laissait passer aucune occasion de plaisanter mon mari, en m'adressant au passage un clin d'oeil si mon regard croisait le sien, et leur amicale querelle fut le fil conducteur des deux jours qui suivirent. J'étais pour ma part protégée de tout sarcasme : seule représentante de la gent féminine dans cette équipée de garçons, j'étais l'objet de tous les respects, et sans doute le père avait-il sur ce point dûment chapîtré ses fils ! Ce n'était pas désagréable... même si j'aurais aimé, par moments, descendre de mon piédestal pour participer à la joute oratoire, me mêler plus directement à ces jeux qui m'amusaient tant. Rire me mettait à l'abri, cependant. A l'abri de moi-même, et du soupçon des autres, si toutefois il était concevable : on ne sait jamais soi-même à quel point on est discret ou plus que visible, quand on régale son regard d'un jeune corps ferme et musculeux, d'un mollet rond et bronzé, d'une nuque appétissante aux cheveux bien coupés, d'une narine altière et frémissante, d'un regard d'eau qui pétille de malice, d'une lèvre charnue retroussée sur des dents blanches... Ah, jeunesse, que de pièges tu nous tends, surtout au tournant de l'âge, quand, un peu tard, vient la conscience de ce trésor qu'est la fraîcheur, la vigueur, l'espérance devant soi d'une vie ouverte à tous les possibles ! Pourquoi faut-il attendre cette heure tardive pour être émue d'autant de charmes, alors qu'ils étaient offerts et accessibles au moment où l'on en faisait fi ? Peut-être parce qu'alors je les possédais moi-même, et qu'ils ne prennent de prix qu'au fil que je les vois s'enfuir dans le miroir...

Toulouse - Eté 1999

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