29.12.04

Autoportraits

Je suis parfois insomniaque. Et tout est bon pour meubler l’insomnie… y compris d’aller bavarder sur un webchat, parce qu’on n’a pas la disponibilité intellectuelle pour lire, qu’il est trop tard pour écouter de la musique sans se faire étriper par les voisins, ou simplement parce qu’on a envie de bavarder, du bout des doigts sur un clavier… Et puis, je suis curieuse de tout… et si j’avais une ambition peut-être à la fin de ma vie, ce serait de pouvoir dire « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », pour plagier Térence. Je me doute que ma seule vie n’y suffira pas…

Mais je m’égare, venons en aux faits : quand on est sur un chat et qu’on est une femme, passée une certaine heure, les dialogues deviennent particulièrement suggestifs… Habituellement, je zappe, ou je rafraîchis gentiment mes interlocuteurs d’un petit message ironique, ce qui en a glacé plus d’un… Mais il m’est arrivé d’entrer dans le jeu. Je ne l’avais pas fait depuis longtemps… en tous cas pas depuis que les webcams sont devenues banales. Et maintenant, passée une certaine heure, on ne vous propose plus seulement un dialogue épicé, mais des images ! N’ayant pas de caméra moi-même, je ne peux que regarder, et commenter. Je l’ai donc fait, par deux fois, dans le courant de cette nuit-là. Le fait que je reste cachée derrière mon écran ne gêne apparemment pas ces messieurs : savoir qu’on est vu semble presque aussi excitant que de voir. Ce qui m’arrange bien je l’avoue ! Curieuse, certes, mais avec quelques timidités absurdes pour mon âge… Je suis donc parfaitement capable de jouer le jeu des mots, surtout par clavier interposé, mais sûrement pas celui des images ! D’ailleurs, je n’ai nullement l’intention de participer à une quelconque orgie des sens, je veux juste voir, et tenter de comprendre…

Comme on peut s’en douter, ces messieurs ne prennent guère de gants pour emballer la drague dans du papier de soie… Après tout d’ailleurs, ils ont raison : autant ne pas perdre de temps avec des chochottes que la seule évocation du mot « queue » ferait fuir. Je n’en suis pas, utilisant moi-même ce terme dans mes propres écrits. Comme je suis une bonne fille, je me crée pour l’occasion un compte de messagerie instantanée, et me laisse embarquer dans une séance… de branlette filmée. Toujours intéressant de savoir comment ces messieurs s’y prennent par eux-mêmes, n’est-ce pas ? Comme je suis consciencieuse, je ne gère qu’un dialogue à la fois. Je suis attentive à l’entrée en matière, qui n’est pas tout à fait la même les deux fois.

Le premier ouvrit sa séquence vidéo sur le gros plan d’une turgescence tout à fait respectable, le monsieur était prêt à l’action, et s’y mit d’ailleurs instantanément : il n’avait pas de temps à perdre, il avait déjà patienté pendant que je créais mon compte et téléchargeais le logiciel ad hoc… Ce qui est comique, c’est de voir de temps en temps une main s’approcher du clavier pour composer un message qui tient plus de l’onomatopée que de la dissertation. J’eus quand même droit à un catalogue de banalités auxquelles je m’attendais, le fantasme le plus excitant du monsieur, qui pour finir nous servit de fil conducteur, était une fellation pratiquée pendant qu’il roulait sur l’autoroute, dont l’acmé fut au poste de péage, sous le regard de la préposée « qui matait bien mais semblait un peu gênée ». Le type, pas du tout ! Il eut à cœur de zoomer à l’instant ultime, pour que je n’en perde pas une goutte, essorant littéralement la dernière presque sur la lentille de sa caméra. Puis, en parfait goujat, une fois son bureau sali, il s’essuya sans façon dans son peignoir bleu ciel, et déclara qu’il allait se coucher, devant se lever tôt le lendemain… Sans autre formule de politesse, il coupa la communication. Je n’avais vu qu’une paire de mains s’agitant au dessus d’une paire de couilles. Expérience insolite… et tout sauf excitante. Le petit émoi que j’avais ressenti en démarrant l’échange s’était éteint au fil de l’énervement du monsieur…

Le second démarra la séquence sur son visage. Un jeune et joli garçon, au prénom exotique. Il commença de façon plus prévenante, me demandant de quoi j’avais envie. Je lui répondis qu’il n’avait qu’à choisir ce qui lui faisait le plus plaisir. Il voulut savoir comment j’étais, puisqu’il ne pouvait pas me voir, et m’aborda presque comme il aurait pu le faire dans la vraie vie. S’ensuivit un échange ma foi sympathique, où chacun effeuilla l’autre, et le prépara virtuellement au plaisir. Tout à fait virtuellement pour moi. En revanche, il fut assez amusant je le confesse, de lui faire faire sur lui-même ce que je lui dictais de mon clavier. Mesdames, point besoin de payer un billet pour les Chippendales, installez vous derrière votre écran, et jouez avec votre mannequin, avec un peu de chance, il sera assez docile. Le mien le fut, et je l’ai dit, c’était un beau garçon, à l’épaule ornée d’un splendide tatouage que je lui demandai de me montrer en gros plan, pour que je puisse en suivre, du bout des doigts, le dessin délicat et tourmenté, que je puisse poser des baisers mouillés sur cette épaule ronde et musclée. J’eus bien sûr droit au zoom sur son anatomie génitale… mais ce fut assez logiquement au moment où je prétendais lui arracher son slip avec les dents ! Il continua de jouer le jeu, répondant à mes messages de façon plus soutenue que le précédent, et nous déroulâmes différentes phases assez classiques d’un rapport sexuel complet, où j’eus ma part de caresses verbales, et l’occasion de tester « in vivo » ma vélocité à trouver les mots et les évocations appropriés. Il eut la délicatesse de me demander comment je voulais finir, mais à nouveau je lui rendis la politesse : c’est de lui que j’étais curieuse, nullement de mes propres sensations. Au moment où je le sentis suffisamment pris dans le feu de l’action, je formulai donc ma requête : qu’il tourne la caméra vers son visage… ce qui est finalement bien plus impudique que sur un sexe. Cependant, à l’ultime instant, je fus brutalement déconnectée. Fin de l’épisode, mon beau correspondant avait disparu.

Bien fait pour moi… j’aurais du m’en douter ! Point de communication là dedans : je n’étais qu’une image virtuelle identique à celle des revues hot qui se feuillettent d’une seule main… Pas même une fille de joie à qui on laisse un petit billet avant de partir. Vexée je l’avoue, je laissai dans la boîte mail de mon bel inconnu un message assassin… sans m’attendre à une quelconque réponse d’ailleurs ! Mais j’avais au moins soulagé un peu ma colère…

Quelle n’est pas ma surprise, le lendemain, de voir mon messager s’allumer sur un petit bonjour du garçon. Il m’explique, et je le crois, que la déconnexion a été bien involontaire, et que lui-même n’est pas allé au bout du jeu, aussi décontenancé que moi par cette interruption soudaine. Ma colère fond comme neige au soleil, je me sens aussi franchement déçue pour lui que pour ma curiosité inassouvie… et soudain tout émoustillée, à mon propre étonnement ! Quoi ? Je ne vais tout de même pas me laisser prendre à un jeu aussi stupide et stérile ? Mais je ne suis pas au bout de mes surprises !

L’échange reprend comme la veille, d’abord sur le ton de la conversation anodine… mais ça ne va pas durer : chacun sait bien que nous ne sommes pas là pour ça… Il commence par me demander d’afficher ma photo, et je balance dans un sourire le timbre poste qui orne habituellement mon curriculum vitae professionnel. Ce n’est bien sûr pas ce qui l’intéresse, mais, au-delà de la facétie, je n’ai aucune photo de moi en tenue légère, ni même en maillot de bain, et d’ailleurs d’assez rares portraits, étant de plus en plus souvent derrière l’objectif. Il finit par me faire avouer que je possède un appareil photo numérique, et use de ses plus beaux sourires pour me convaincre de faire pour lui quelques autoportraits. Me voilà partie, empêtrée dans le programme du retardateur, puis tendant l’appareil à bout de bras, loupant mes cadrages et mes lumières, riant toute seule de ma maladresse, augmentée sans doute par le trouble que je sens monter en moi. Comme une amante débutante, j’ai peur de déraper, de me tromper, de déplaire, d’aller trop fort… ou pas assez ! Je finis par utiliser la grande glace de mon armoire pour photographier mon reflet. Étrange cyclope dévoilant peu à peu son anatomie, le visage la plupart du temps masqué par le cercle noir de l’objectif pointé comme un canon, prenant la pose, jouant avec la lumière, cherchant les angles pour que mon image ne soit pas coupée par le raccord des miroirs, ou au contraire morcelant à plaisir mon corps en fragments parfois ornés d’un peu de dentelle noire. Je prends le temps, avant de les envoyer à mon correspondant, de trier soigneusement les vues, supprimant sans pitié bien plus que les seules prises techniquement ratées. Et puis je commence à distiller les clichés, les ponctuant de commentaires, et attendant les siens… Mais ce qui est le plus excitant, c’est de scruter son visage pendant qu’il me regarde. Je ne me souviens pas avoir été regardée de la sorte, avec une telle acuité, une telle concentration. La tension se lit dans ses traits à chacune de mes apparitions sur son écran. Il commence par m’observer d’assez près, il me dévore des yeux. Puis il prend du recul, penchant un peu la tête, l’air pensif, sans rien écrire pendant de longs instants, immobile et magnifique. Je n’écris rien non plus, me contentant de remplir mes yeux, affichant parfois sur mon propre écran, à côté de son image animée, l’image inerte de mon corps qu’il est en train de contempler, tentant d’identifier ses favorites… Je saurai un peu plus tard les classer en deux catégories : celles qu’il dit préférer, pour des motifs que je peux qualifier d’esthétiques, et pour lesquelles je partage son goût. Et puis celles qui, sur l’instant, procurent l’excitation la plus forte, et dont il n’a besoin de rien dire. Mais nous n’en sommes pas encore là… Il ne faut pas moins de trois séquences de prises de vues pour que j’en arrive à des postures plus explicites, à des gros plans que je détruis dans la foulée après les lui avoir envoyés, car ils n’ont de valeur que dans l’instant, pour alimenter le jeu auquel je l’avoue j’ai pris goût, et qui se structure peu à peu…

Dans mon casque, je passe en boucle un disque de Buckley choisi au départ un peu par hasard, mais qui devient bientôt un leitmotiv, non seulement à cause du son, que j’aime toujours énormément, dont les dissonances et les rythmes bien scandés sont ma foi assez appropriés, mais aussi à cause de paroles que je n’avais jamais vraiment écoutées… elles aussi fort adaptées au contexte… Tandis que pour la troisième fois il réclame de nouvelles images, Buckley chante « your wish is my command »… et cette petite phrase deviendra ma devise pour la suite de nos échanges. Il demande, et je m’exécute, peut-être secrètement ravie de me rendre… Il m’appelle « princesse », et m’offre des sourires à fendre la carapace de la plus insensible… et je ne suis pas insensible, bien au contraire, au charme qu’il dégage… Je veux surtout cette fois mener le jeu jusqu’au bout, et je me découvre des ressources insoupçonnées pour mêler les images et les mots en des cadences variées. J’enchaîne parfois sans commentaire ou presque les images qu’il me réclame avec une avide gourmandise, sans nous laisser le temps de souffler, et que je tente à toute vitesse de scénariser, en fonction de la tension que je sens monter de l’autre côté de l’écran… Je sais maintenant comment l’alimenter…

Et puis vient le moment où pour parachever mon œuvre, je n’ai plus que les mots, qu’il faut doser le mieux possible, pour déclencher le crescendo… Mon verbe n’est sans doute pas très littéraire, et les fautes que mes doigts laissent échapper traduisent l’urgence et l’émoi qui me gagne en même temps que le sien… Mais je reste cramponnée à mon clavier, les yeux simultanément rivés sur la petite image qui me guide… Et je vois bientôt le regard se concentrer encore et puis se perdre tout à fait, les sourcils se froncer, et enfin la bouche s’ouvrir en un cri carnassier dont je ne sais s’il est sonore ou non, et qui me fait frissonner de la tête aux pieds… Dans mon casque, Buckley susurre « Your flesh is so nice ». Et moi, je ris… Mon beau félin cligne des yeux et semble un peu hébété. Il demande deux minutes d’interruption de séance et s’éclipse de la caméra… Je bénis le ciel de n’en avoir point, tant je suis sûre que ma mimique en cet instant est stupidement béate ! Il revient prendre congé, avec son ravissant sourire, en me disant que je suis douée et que ça a été « terrible ». Nous bavardons encore un peu, et j’ai envie de le bercer de mes mots comme je le ferais de mes bras s’il était vraiment devant moi, mais nous n’avons plus beaucoup de temps : la nuit est passée, et l’aube déjà pâlit ma fenêtre… il faut filer sous la douche et nous préparer pour rejoindre nos bureaux respectifs… Il me tend sa paume à baiser avant de me quitter…

Trois nuits durant, nous jouons au jeu des mots et des images sans que l’intérêt du jeu ne s’émousse… je crois même pouvoir dire qu’il devient de plus en plus affolant. Les doigts me démangent, je voudrais le toucher, renifler son odeur, et je dois même lâcher, dans une sorte de soupir exaspéré : « Je veux le faire en vrai ! », lorsqu’il évoque l’improbable hypothèse d’une rencontre. En attendant, je décrypte de mieux en mieux ses visages, je peux presque palper l’intensité du plaisir que je lui donne, et ça me rend toute fondante…

Les images de mes nuits se mettent à hanter mes jours… toutes les images… celles que je reçois, mais aussi celles que j’envoie… Je le regarde, et je me regarde, comme je ne me suis jamais vue… Je le regarde me regarder, et je comprends, tout doucement, ce que mon corps a de séduisant. Je vois la courbe voluptueuse, l’évocation piquante, la pose aguicheuse, la chair provocante… Je sais exactement quand il cesse de me lire, ou du moins de capter vraiment ce que j’écris pour s’accrocher aux seules images. Je vois ce que je n’avais jamais voulu voir, jamais voulu savoir… Et j’admets enfin que je ne suis pas pur esprit, que la séduction ne se joue pas dans mon regard d’azur et de malice, pas dans les mots que je veux manier en experte, pas seulement… Un voile tombe, qui m’occultait la vue, et j’accepte ce que le sexe a de cru. Je sais un peu mieux ce qu’il est pour les hommes, ce que je suis dans leurs yeux… et, peut-être un peu vicieuse ou un peu vaniteuse, j’aime assez ce que j’y découvre…

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