18.8.04

Transports en commun

C’est l’heure de pointe, l’enfer quotidien des rames bondées qui se succèdent sans qu’il soit possible d’y trouver place pour mes deux pieds et mon petit cartable. Des jeunes gens revêtus d’un gilet au logo de la RATP entassent le bétail humain qui déborde des portières automatiques, et je souris intérieurement en pensant à mon patron qui évoque avec snobisme la même scène, vue dans le métro de Tokyo : foin d’exotisme, un simple ticket de RER suffit pour ce genre de voyage, dont personnellement je ferais volontiers l’économie. Mais je suis tout au bord du quai, au premier rang devant la porte ouverte, et il faut se dépêcher de lever les pieds pour ne pas trébucher, accompagner le flux qui me pousse contre mes compagnons d’infortune avant que la porte se referme. Chacun essaie de gagner encore quelques centimètres, se retient de respirer, serre plus fort son sac pour prendre moins de place, mais aussi pour ne pas se le faire arracher brutalement au prochain reflux. Quelqu’un piétine mes ballerines blanches en balbutiant une vague excuse, et ma petite robe de lin, repassée ce matin, n’est déjà plus qu’un chiffon moite. Il n’y a plus de place dans cette voiture. Pourtant, les « pousseurs » réussissent à caser encore quelques personnes derrière moi, avant le signal sonore qui annonce la fermeture des portes. Des dos doivent s’appuyer contre elles, et la pression se relâche insensiblement, tandis que la rame s’ébranle. Chacun est impatient d’atteindre la prochaine station, qui permettra de délivrer quelques voyageurs, et de laisser un peu plus d’espace aux autres. Mais, grève sauvage, accident sur les voies, je ne sais, le convoi s’immobilise avant d’atteindre Auber, nous plongeant du même coup dans une semi-obscurité, les éclairages de secours restant seuls allumés. Un haut-parleur grésille lamentablement, avant de nous lâcher qu’un incident technique va nous clouer là pour une bonne dizaine de minutes.

Dans le wagon, ça râle, ça grommelle, ça soupire, mais il n’y a rien à faire qu’attendre. Sans réfléchir à l’inutilité de mon geste, je glisse machinalement ma main libre du haut en bas de mon dos, comme si je pouvais me libérer de l’étreinte forcée que m’impose le passager coincé derrière moi. Je n’ai pas le temps de la ramener sur ma hanche. Une autre main a saisi mon poignet avec une calme fermeté, plaquant ma paume grande ouverte contre un corps inconnu. Je tressaille en reconnaissant sous mes doigts un pantalon de toile, et dessous une chair qui s’enfle, ne laissant aucun doute sur le sexe de l’individu. Ma main se pétrifie un instant, sidérée de tant d’audace, déconcertée par l’insolite situation, prisonnière d’un autoritaire étau. Tenter de tourner la tête pour identifier le propriétaire de ce corps en émoi relève de l’impossible. Inutile d’attirer l’attention. Il faut se soumettre à cette main étrangère qui imprime le mouvement à la mienne, lentement, mais avec force. Sous la pulpe de mes doigts se dessine le contour viril d’un membre de taille respectable, de marbre dense, d’une chaleur de pierre chauffée à blanc par un soleil de plomb. L’étau se desserre cependant pour me laisser flatter de la paume incurvée ce désir aussi incongru qu’impétueux, ce mâle appétit matinal qui me met soudain l’eau à la bouche. Ma main se fait câline, enjôleuse, impatiente, se frotte telle un félin contre l’étoffe, énervée par cet obstacle qui l’empêche d’empoigner cette vie triomphante. Mais la main de l’homme exauce mon désir, déboutonne prestement la braguette, écarte un peu le tissu, m’aide à y glisser les doigts. Dessous, la chair est à nu, plus brûlante encore, rafraîchie seulement d’une tiède rosée. De la soie sous l’étoffe rêche, et le sang qui palpite dans cette veine gonflée, juste à la racine du phallus dressé. Un fourreau élastique dans lequel coulisse avec souplesse la rondeur sans mollesse d’un gland à la couronne saillante, qui frémit au passage de mes doigts en anneau. J’aime cette boursouflure et j’y reviens. Plus vite, plus lentement, plus fort, plus délicatement. Je tourne autour d’un doigt gourmand, la presse entre le pouce et l’index, cherche l’endroit précis où la chair est plus sensible, le plaisir plus vif, trouve enfin cette corde tendue à se rompre qui vibre si bien sous la caresse. Je me sens l’âme d’une harpiste, et le souffle de l’homme, qui respire à petits coups saccadés dans ma nuque, me sert de métronome. L’énerver, puis le calmer, l’étreindre et le lâcher, le cajoler, le violenter. Il se raidit dans mon poing serré, je dois le laisser respirer, prendre le temps de visiter, descendre un peu plus bas, faire gentiment danser dans leur bourse de peau plissée les œufs de caille, sentir sous le doigt l’attache, ferme comme un câble d’acier, de la hampe orgueilleuse. Cet homme là a le périnée bien innervé, je l’entends qui soupire malgré lui, tout près de mon oreille. Sa queue bat la mesure contre mon dos, et je souris dans la pénombre : j’aime qu’on rende hommage à ma caresse, qu’on la goûte, qu’on la déguste en gourmet... et assurément c’en est un. Mais ma main s’est trouvé de la place, mon dos s’est cambré, le ventre de l’homme s’est creusé, moelleux mais musclé contre le dos de ma main, et je peux bouger plus vite, imprimer mon rythme. Un tango sensuel, une valse étourdissante, une syncope avant un nouvel allegro, vivace cette fois. Entre mes doigts, je sens la chair s’amollir imperceptiblement, la délicate extrémité prendre l’exquise consistance du chamallow... Si je pouvais, je le mettrais dans ma bouche pour mieux en apprécier la délicatesse, laper à petits coups, mordiller peut-être... J’enfouirais mon nez entre ces cuisses dont je devine la nerveuse musculature pour humer les effluves enivrantes. Mais les circonstances ne le permettent pas, il ne faut plus y penser. D’ailleurs, je sens que la fin approche : un gémissement contenu filtre jusqu’à mes tympans, le corps se cambre et se raidit. Une, deux, trois secousses encore, et le liquide jaillit, tiède comme le lait maternel, onctueux et généreux... Je referme ma paume pour mieux le capturer, protège de ma main cette chair maintenant si fragile, referme délicatement le fourreau sur la muqueuse encore frémissante, maintiens quelques instants de plus une étreinte plus souple, le temps que l’homme reprenne son souffle. Suffoqué, il s’appuie de la main sur mon épaule, qu’il enserre d’une reconnaissante pression, tandis que je dégage doucement la mienne. Il est temps. La lumière se rallume et la rame redémarre. Je perçois une brève panique dans mon dos, la main lâche mon épaule pour se reboutonner, vite, avant le prochain arrêt, qui ne saurait plus tarder maintenant. A Auber, il tourne les talons et s’échappe à peine les portes ouvertes, avant que j’aie le temps de me retourner pour l’apercevoir, me plantant là avec ma main poisseuse d’une vie sans visage. Un frisson me secoue, mais déjà d’autres passagers impatients s’engouffrent sur la plate-forme encombrée, et le train repart. Je descends à la prochaine. Il me reste quelques minutes pour reprendre mes esprits, secouer mes cheveux emplis de murmures contenus et de bouillants soupirs, laver ma main avant qu’on veuille la serrer.

Au bureau, c’est comme tous les matins. Réunion de crise à dix heures pour mettre au point la stratégie de reconquête de notre plus gros client qu’un concurrent vient de nous souffler sous le nez, trois prospects à contacter d’urgence pour un rendez-vous dans la semaine, le directeur financier qui veut les chiffres du semestre sur son bureau avant midi, l’équipe de production qui réclame des éléments complémentaires sur le projet que je leur ai confié hier... En quelques e-mails, me voilà replongée dans le quotidien, cherchant fébrilement de la place dans mon agenda, pestant contre ce fichu tableau de bord qu’il faut actualiser chaque mois, fouillant mes dossiers pour trouver les réponses aux questions qu’on me pose. Je ne vois pas la matinée passer, et mes émotions matinales sont bien loin. Mais il est presque treize heures, je dois aller reconstituer mes forces pour affronter l’après-midi, qui ne s’annonce pas plus calme. Devant l’ascenseur qui tarde à venir, je réfléchis à la meilleure manière de m’organiser pour faire face efficacement, quand une main s’abat sur mon épaule. C’est notre fringuant directeur du développement : « Ah, vous tombez bien, j’ai besoin de vous sur un nouveau dossier. Je sais, je vous en ai déjà confié un cette semaine, mais il n’y a que vous qui puissiez nous tirer d’affaire. Vous passerez me voir en rentrant de déjeuner ? Mais pardon, laissez-moi d’abord vous saluer. » Cette pression chaleureuse, cette main ferme, rappellent instantanément mes souvenirs. Je me retourne lentement, sourire aux lèvres, malice dans le regard, et lui tends ma main droite, celle-là même qui ce matin... « Je crois que je le mérite en effet. ».

Toulouse - Mai 2002


Bird of Paradise est une photo de Bruno Girin

3 commentaires:

cestfranck a dit…

Superbe texte...
Tomber dessus par hasard lors d'une recherche professionnelle. Je m'y suis attardé quelques minutes !

Cela donne envie de mieux connaitre les "précipitations" des transports en commun aux heures de pointes, et de connaitre également Hélène...
cestfranck@yahoo.fr

Hélène a dit…

Hum, merci du compliment, je suis toute rouge ! Pour mieux me connaître, le mieux est encore de visiter ces pages : sans doute ce que j'ai de mieux à offrir ,-)

Anonyme a dit…

Tu as raison... Cette fois ci, j'ai laissé le hasard de coté et c'est, bien entendu, volontairement que je me suis replongé sur Pink Blog.
Faute de temps (une bonne heure passée tout de même...), j'y reviendrai pour finaliser les derniers textes....

franck

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