3.12.04

Une rose carmin

Il est dix-neuf heures vingt quand je pousse la grande porte à tambour du Bibent. J’aime cette grande salle un peu pompeuse, ses lustres « Art Déco », et sa vue imprenable sur la place du Capitole. Je suis un peu en avance, j’ai le temps de choisir ma table. Sur l’estrade, tournant le dos aux cariatides de stuc. Pour surveiller toutes les portes, pour le plaisir de m’interroger à chaque entrée masculine, et peut-être celui de le voir hésiter, me chercher sans savoir où parmi les tables. Il y a d’autres femmes seules, sensiblement de mon âge, et rien ne peut lui permettre de m’identifier à coup sûr, sauf peut-être la trop grande concentration de mon regard sur les visages de ceux qui pénètrent dans la grande salle.
Bien que ne sachant rien de lui, je crois que je le reconnais immédiatement. Grand, brun, le nez chaussé de petites lunettes cerclées de métal, un caban bleu marine, il a exactement l’allure d’un étudiant. Il est perplexe, se balançant d’un pied sur l’autre, et je le laisse un instant en suspens, juste pour avoir quelques secondes d’avance sur lui. Mais lorsqu’il tourne la tête vers ma table, je lui fais un petit signe de la main, et il s’avance en souriant. Et ce sourire a tant de charme que j’oublie aussitôt mes réticences de la veille à accepter son rendez-vous…

Je l’ai croisé sur un web-chat, choisi par hasard pour me distraire d’un moment de déprime que je n’aurais pour rien au monde avoué à mes amis de toujours, mais que je peux étaler sur l’écran en tout anonymat, en toute impunité, et toute honte bue. Comme souvent, j’y rencontre quelques correspondants étrangers. Enseignants d’Afrique du Nord pour qui notre Occident brille autant que pour nous leurs « Mille et unes nuits », et qui s’emploient à consoler mon spleen d’une poésie ensoleillée. Étudiants du bout du monde qui cherchent à pratiquer le français… ou un point de chute pour un prochain voyage. Dragueurs impénitents que j’éconduis sans pitié lorsqu’ils démarrent le dialogue en me demandant mes mensurations ou la couleur de ma lingerie, comme ceux qui font trois fautes d’orthographe par ligne : même pour déballer un mal de vivre bien ordinaire, il faut un minimum de tenue. J’échange aussi avec des jeunes femmes qui se méprennent d’abord sur mon sexe, mon pseudonyme est ambigu, puis finissent par trouver de l’intérêt dans ma conversation, même si je ne leur promets aucune rencontre sentimentale ou coquine pour meubler leur solitude.
Hier soir, celui qui est parvenu à capter l’essentiel de mon attention est particulièrement jeune, un étudiant d’à peine vingt-cinq ans, plein d’humour et de répartie. Les messages crépitent, et c’est moi, l’as du clavier, qui ralentis l’échange : j’hésite, réfléchis, reprends mes phrases avant d’appuyer sur la touche « envoi ». Mais quand il me propose, pour rompre avec les assommantes révisions qu’il s’impose depuis plusieurs mois en vue d’un concours qu’il espère bien obtenir, de m’inviter à dîner, j’éclate de rire derrière mon écran.
« Mais que veux-tu faire avec une rombière de ma sorte ? Je pourrais presque être ta mère !
- Discuter, passer une soirée, partager une bonne table. Ce n’est pas trop demander j’espère ?
- Non, mais je pense que tu vas t’ennuyer à mourir, et moi aussi ! J’ai besoin d’échanger avec des gens de mon âge, qui ont déjà vécu, souffert, et peuvent me comprendre !
- Quinze ans de guerre, un divorce, et une maladie incurable, ça te suffit, ou il faut que j’en rajoute ? »
Je reste un instant suffoquée avant de lâcher :
« C’est bon. Je capitule. Dis-moi où et à quelle heure. Mais je te préviens, à dix heures, je rentre dormir, j’ai du sommeil en retard, ces temps-ci.
- D’accord. Demain au Bibent, place du Capitole, à dix-neuf heures trente. Je m’occupe du restaurant. Et n’oublie pas, c’est moi qui t’invite ! »

Nous y voilà. Il commande un coca, moi un thé brûlant pour conjurer le froid du dehors qui m’a laissé les mains glacées, et la conversation démarre comme si nous nous connaissions depuis toujours. Né au Liban d’un père syrien et d’une mère marocaine, Câmil me fait découvrir qu’on peut être apatride, pour peu que ni le droit du sol, ni le droit du sang ne permettent d’offrir une nationalité à l’enfant qui naît là par hasard. Mais ceci n’est rien et l’amuse quand il me raconte certaines de ses démêlées avec les douaniers. Il est en France depuis l’adolescence, depuis que la guerre a ruiné son père, peu après que sa maison ait été détruite, et sa collection de soldats de plomb préférée fondue sous les bombes… Et, encore enfant, il a compris le message transmis par ses parents : les biens matériels ne sont rien, il ne faut pas s’y attacher. Seuls comptent l’envie de vivre et le courage de se battre. Ce garçon n’en manque pas, et je me sens un peu honteuse d’avoir déballé mes petites misères, légères en regard de ce qu’il a vécu, et qu’il raconte avec un détachement dont je ne sais pas dire s’il est joué, ou s’il est le fruit d’une maturité précoce. Il a les yeux sombres et brillants des hommes du sud, un regard direct planté dans mes pupilles pendant qu’il me parle, et je suis fascinée. La conversation est si animée que nous partons en retard rejoindre le restaurant qu’il a choisi… et qu’il ne parvient pas à retrouver, dans le dédale des ruelles du vieux Toulouse. Il m’avoue en riant qu’il n’a jamais eu le sens de l’orientation. Mais nous finissons par trouver le restaurant, où l’on accepte de nous servir malgré notre retard. Le lieu est empreint d’une élégance surannée, et le choix me surprend de la part d’un homme si jeune. Je souris intérieurement : c’est sans doute mon âge respectable qu’il a voulu honorer. Pourtant non, il aime vraiment cet endroit, où il vient parfois dîner avec son frère, et dont il apprécie la cuisine raffinée et le confort feutré, qui tranchent avec sa conversation échevelée et son humour déjanté. En veine de galanterie, il achète au vendeur qui écume restaurants et bars du quartier, une rose d’un rouge sombre qu’il me tend en souriant avant que nous prenions place à table.
Il continue de raconter. Son mariage, si jeune, tout aussi étonnant pour un anti-conformiste de sa trempe, sa petite fille dont il parle avec du soleil plein les yeux, la sclérose en plaques qu’il a selon toute apparence contractée à la suite d’une vaccination contre l’hépatite et qui lui inflige mille souffrances, et son prochain divorce, sa jeune femme étant déjà quasiment installée avec un autre. Ce concentré de catastrophes en si peu d’années n’a pas entamé sa rage de vivre, ni son humour caustique, sans doute même décuplé par tant d’adversité, et la gravité se change rapidement en rire. Deux rangées de dents blanches et bien plantées, dans une belle bouche charnue dont les mimiques ponctuent le discours, en accord avec la malice des yeux noirs qui brillent toujours aussi fort sous les petites lunettes. Lorsqu’arrive le café, nous sommes loin d’avoir épuisé tous nos sujets de conversation.

Il est bien plus de dix heures, mais je n’ai pas envie de rentrer, et je cherche quel endroit pourra encore nous accueillir pour nous mettre à l’abri du vent de février à une heure si tardive. Nous trouvons refuge dans un pub irlandais que je connais, où les serveurs s’activent pour effacer les traces d’un grand repas de groupe qui a laissé la salle en désordre. Nous nous installons autour d’une petite table, entre un pilier de bois et le radiateur brûlant, qui peine pourtant à réchauffer mes pieds transis. Mais ma tête est en effervescence. Nous parlons de l’envie de vivre quoiqu’il arrive, des ruses à déployer pour se jouer du destin, du travail à faire sur soi-même pour corriger ses erreurs ou supporter l’adversité, des doutes qui surviennent parfois et qu’il faut coûte que coûte balayer de la main, des découragements qu’il faut surmonter sans jamais désarmer. Il m’interroge sur la raison de cette langueur qui parfois me voile le regard pendant que je l’écoute. Je n’ose pas lui dire ce qui me rend par instant si triste, et les étranges résonances de ce qu’il dit et de ce que je sens, même si nos histoires n’ont rien à voir. Aussi attentif qu’il est volubile, il m’invite à parler à mon tour, et son regard se fait plus présent encore, capturant le mien, cherchant à comprendre les émotions qui le traversent pendant que je livre à mon tour mon récit. Je ne sais pas pourquoi je parle autant. Je ne raconte jamais tout ça d’habitude… Mais le dernier choc que j’ai encaissé fait remonter une foule de choses à la surface : ce n’est jamais impunément qu’une femme apprend qu’elle ne pourra pas enfanter, même avec l’aide de la médecine moderne. C’est la principale cause de mon propre divorce, qui sera bientôt prononcé. C’est ce parallélisme des situations sans doute qui a tissé entre Câmil et moi ce lien ténu. Le vécu du garçon et sa capacité d’écoute m’invitent à en dire plus, et raconter ce dernier épisode ramène d’autres images qui éclairent les faits d’une lumière différente, construisent d’étranges correspondances émotionnelles entre ses prunelles brunes et mes iris bleus. J’aurais pu avoir des enfants… si un homme, sans doute inconscient de ce qu’il faisait, n’avait abusé d’une situation où je ne pouvais ni m’échapper ni me débattre pour commettre un quasi viol. Enceinte à dix-huit ans d’un homme que je n’aimais pas, incapable d’assumer l’enfant à naître, j’ai fait partie de celles qui ont, les premières, usé de la loi Weil pour tenter de ne pas détruire toute leur vie. Ce que je ne savais pas, ce que personne à l’époque n’a vu, c’est l’infection sournoise et silencieuse qui s’en est suivie, détruisant définitivement toute nouvelle perspective de grossesse. Je croyais cet épisode presque effacé, mais en le livrant à Câmil , je comprends combien il est encore vivace au fond de ma mémoire. Et il le sait aussi. Je ne sais plus ce qu’il dit quand j’achève mon récit. Je sais seulement la gravité de son regard, sa main qui a saisi mon poignet voletant au dessus de la table, et ses doigts qui, avec une douceur infinie, consolent la peau blanche de mon avant-bras…
Avec une mimique désolée, un serveur vient nous chasser. Le pub ferme ses portes, il est temps de rentrer, l’heure d’aller dormir est largement passée. Je dépose Câmil au pied de son immeuble. Nous avons cessé de parler, et il me quitte en déposant un baiser léger sur le dos de ma main. Je rentre avec ma rose de velours carmin, que j’installe bien en vue sur la table où je déjeune chaque matin.

La rose peu à peu s’est fanée, et j’ai gardé les pétales devenus bruns entre les pages d’un livre. Je n’ai jamais revu Câmil : sans doute en avions nous trop dit, trop vite… et j’étais sûrement trop vieille pour lui. Mais la musique de ce prénom tourne encore dans ma tête, et sur mon avant-bras je sens encore, et pour l’éternité, l’intense chaleur de sa sollicitude…

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